vendredi 15 mai 2015

La Révolution, la Constitution et la démocratie participative



La démocratie est à la fois un principe d’organisation et d’éthique. Sur le plan de l’organisation, la démocratie signifie qu’un régime politique doit être établi sur la base de l’acceptation et de la participation des membres adultes de la société. La participation qui est un aspect important de la citoyenneté se trouve donc au cœur de la théorie démocratique. Sans être une négation des mécanismes classiques représentatifs et électoraux, fondés sur le suffrage universel et le principe majoritaire, la démocratie participative en est au contraire un développement et un achèvement. Je voudrais remercier le global forum on moderne direct democracy  d’avoir donné au cours de ses réunions de San Francisco en 2010 et de Montevideo, encore plus d’ampleur au concept de démocratie directe que nous préférons ici appeler « démocratie participative », et de la fonder sur le principe de transparence, d’ouverture et de délibérations.
          Mais la démocratie constitue également une éthique de vie sociale et politique. Il s’agit en particulier du respect des droits fondamentaux de la personne, notamment le droit à la vie, à l’intégrité physique et à la santé, à la liberté de pensée, de conscience et de conviction philosophique ou religieuse, à la liberté d’expression, par les voies de la liberté de réunion publique, de manifestation pacifique, de la presse et des médias.  

       Cependant, aucun  point de vue sur la démocratie ne peut avoir lieu sans une réflexion philosophique préalable sur les fondements de la démocratie. Au nom de quoi pourrait-on penser que la démocratie constitue le meilleur régime politique et social pour l’homme ? Il ne suffit pas de dire : « j’y crois » pour convaincre. Les choix personnels ne constituent nullement des arguments. Au nom de quoi doit-on préférer la démocratie à la dictature, à la monarchie de droit divin ou au régime théocratique ? Arrêtons-nous sur cette question.

Sortir le gouvernement démocratique de l’ornière du relativisme culturel.

Pour répondre valablement à ces questions, il faut  sortir la théorie démocratique de l’ornière du relativisme. Or, c’est maintenir la démocratie dans le relativisme que de la rattacher à la culture de chaque société ou à son histoire particulière, ou encore de la rattacher aux différentes formes de civilisation.
 Nous entendons souvent les ennemis de la démocratie, animés par toutes sortes de philosophie totalitaires, qu’elles soient laïques comme le fascisme l’ultranationalisme ou le communisme ou religieuses comme l’intégrisme politico fidéiste, lui reprocher d’être d’origine occidentale. Par conséquent, pour eux, toute adhésion à la philosophie démocratique constitue une aliénation culturelle, une occidentalisation de la pensée et de la culture. À partir de ce point de vue et au nom des spécificités culturelles et civilisationnelles de chaque peuple, les négationnistes de la démocratie vont se mettre à imaginer toutes sortes de théories culturalistes de la démocratie. L’un reniera radicalement la théorie démocratique, l’autre élaborera une théorie socialiste de la démocratie, un autre encore un concept libéral, capitaliste, de la démocratie. Dans ce sillage, nous aurons une  conception africaine de la démocratie, une conception islamique, une conception boudhiste. En fait, toutes ces doctrines peuvent constituer autant de négations du concept de démocratie. Si nous voulons asseoir ce concept sur des bases solides, nous n’avons d’autre choix que de le fonder sur l’homme, en tant que vérité universelle. Mais pour le faire, il nous faut partir d’un principe universel qui, sans aucune contestation possible, soit commun à toute l’humanité.
      Il me semble que le seul principe  philosophique susceptible de servir  de fondement universel est le principe de non souffrance. Seul, ce principe peut servir de fondement universel à l’idée démocratique et peut également être le vecteur essentiel du développement de l’esprit de justice. L’esprit de justice, c’est le refus du mal et de la douleur. A partir de l’expérience de l’humain en général, nous pouvons dégager avec certitude que l’homme est porté, par nature, à fuir et à rejeter la souffrance quelle qu’elle soit, morale ou physique. La source de l’esprit de justice réside en effet dans la perception que tout homme peut avoir lui-même de la douleur, de la misère ou de l’humiliation, perception à partir de laquelle il définit l’acceptable et l’intolérable. Par notre expérience directe de la souffrance puis par la transposition de cette expérience sur les autres, nous pouvons conclure que le principe de non souffrance est le socle sur lequel nous pouvons solidement établir la philosophie de l’humain. Et ce n’est qu’à partir de ce principe qui n’est pas un principe a priori, mais d’expérience que nous pouvons établir la règle morale absolue : « Ne fais pas à autrui ce que tu nous voudrais pas qu'on te fit ».
        Le principe de non souffrance régit les trois dimensions matérielle, spirituelle et sociale de l’homme. En effet, dans sa dimension matérielle et corporelle, l’homme a universellement tendance à protéger sa vie, reculer au maximum son terme en prenant soin de son corps, de sa nutrition et de sa santé. Par conséquent, le droit à la vie au bien-être et à la santé, ainsi que la protection de l’intégrité physique constituent le principe premier de toute philosophie morale universelle.
         Mais l’homme n’est pas que cela. Il est, par essence, ou est devenu par évolution un être pensant et parlant. Sa nature rationnelle exprimée par le langage fait également partie de sa nature. Toute entrave à sa liberté de pensée ou à sa liberté d’exprimer sa pensée constitue une souffrance. Par conséquent, par sa nature même d’être humain, l’homme est porté à rejeter toute entrave à sa liberté de conscience de pensée et de croyance ou de sentiments, ainsi que toute entrave à sa liberté de s’exprimer, par le langage, l’art et les techniques. Enfin, la troisième dimension de l’homme est d’être constitué en groupements sociaux. Les uns, comme les Grecs ont exprimé cette vérité en disant « l’homme est un  animal politique », les autres, comme les Arabes, ont exprimé cela en disant « l’homme est par nature un animal civique », al insân madaniyyun bi tab’, ce qui revient au même. A ce titre, l’homme est naturellement porté à participer à la vie civile et politique de son groupe social, qu’il soit tribal ou national, républicain ou monarchique, que ce soit en se portant candidat aux charges et aux responsabilités politiques, ou que ce soit en désignant lui-même, par voie d’élections ou de tout autre forme de représentation, les personnes qui exerceront ces  responsabilités, en veillant à l’équilibre entre l’ordre de tous et la liberté de chacun. Il faut enfin ajouter que l’homme dans sa société ne souffre pas l’injustice, la discrimination, l’inégalité. Il est vrai que l’aliénation et la servitude volontaire lui ont fait parfois accepter, par contrainte, ce qui n’était pas acceptable, comme l’esclavage, le servage, l’apartheid, la discrimination homme femme. Ces perversions se sont incrustées dans les mœurs, les coutumes et les traditions. Il est arrivé qu’on finisse par les considérer comme acceptables ou même naturelles. Mais, par l’effet des révolutions politiques, philosophiques, religieuses, scientifiques, l’homme a réussi, peu à peu, à lever cette chape de plomb qui pesait sur son esprit et le maintenait prisonnier du conformisme social. La Tunisie vient d’en faire l’heureuse expérience.
      Ainsi, la démocratie doit donc se situer au-dessus des spécificités culturelles. Elle est constitutive de l’homme. Elle fait partie de sa nature psychique et corporelle. L’homme est né pour être démocrate sur le fondement du principe universel de non souffrance. L’homme est né libre, les hommes sont égaux, il est un être pensant. Il a donc droit à une entière liberté de pensée, il est un être parlant, il a donc droit à l’entière liberté de s’exprimer. Il est un être politique, donc il a droit d’élire, d’être représenté, de participer directement à la direction des affaires publiques. Toutes ces libertés et ses droits reconnus par la Déclaration universelle des droits de l’homme et par le Pacte sur les droits civils et politiques, n’appartiennent ni à la culture européenne, ni à la culture africaine, ni à la culture chinoise, ni à la culture religieuse ni à la culture laïque, ni à la modernité, ni à la tradition. Ils font partie de notre patrimoine universel et naturel commun parce qu’ils font partie de l’être humain.

       La Révolution tunisienne de 2011, ce « 89 arabe » d’après benjamin Stora[1],  fait partie des grandes fractures historiques de la Tunisie[2] et du monde arabe. C'est la première fois qu’une  révolution démocratique de type moderne a lieu contre la tyrannie, fait tomber un régime, au nom de la dignité et de ses dérivés. Par là, la Révolution signait  la caducité de trois idées, celle de la démocratie importée d’Occident, celle de l’exception arabe autoritaire dans un monde en voie de démocratisation[3] et celle de la passivité du peuple et son incapacité à conquérir ses droits par lui-même. Ces trois murs sont tombés.
        Le mot révolutionnaire écrivait Condorcet « ne s’applique qu’aux révolutions qui ont la liberté pour objet.[4]». Je dirai plutôt : « …qu’aux révolutions qui ont pour principe l’esprit de justice ». La liberté en fait partie. La Révolution tunisienne fut animée, dès ses premiers jours, par des slogans et des actions de type prométhéen : dans ce contexte, l’expression de la légitimité révolutionnaire, « le peuple veut… » achaab yourid, a quitté le cercle de la souveraineté creuse du discours pour s’inscrire dans l’épaisseur de l’histoire. Tout en gardant son ancrage au discours juridique et constitutionnel, il a désormais investi la conscience et l’action politique réelle. « Le peuple veut… » un État nouveau, un homme libre, une femme libérée, une société juste, une constitution démocratique fondant une citoyenneté républicaine, en rupture avec l’ordre ancien de la servitude.
        Dès les premiers moments de la révolution, en janvier 2011, la révolution prit la forme d’une revendication constitutionnaliste. Cette revendication qui s’inscrivait dans la longue tradition constitutionnaliste de la Tunisie,  déboucha effectivement sur l’élaboration et l’adoption d’une constitution, le 27 janvier 2014 dont l’une des caractéristiques fondamentales consiste à consacrer l’idée de démocratie participative. C’est cette démocratie participative et inclusive qui a permis le dépassement des crises graves que la Tunisie a connues au cours de cette période. 
Deux  points retiendront notre attention.
+ Le premier,  c’est que la constitution a été élaborée, grâce à des méthodes inclusives de participation qui débordent largement le cadre strictement formel et légaliste. .
+ La deuxième idée c’est que la Constitution elle-même consacre les principes de la démocratie participative au niveau des principes, des techniques et de l’organisation territoriale.


La démocratie participative dans l’élaboration de la Constitution.

La période transitoire qu’a vécue la Tunisie entre la révolution et la constitution a été marquée par les crises, les blocages et la précarité des gouvernements successifs. Cet état de précarité et de relativisme va déteindre sur tous les aspects de la vie politique. Il va toucher par exemple le principe qu’on croyait absolue de la souveraineté populaire exprimée par le suffrage électoral universel et par la représentation majoritaire. Dès sa mise en œuvre le 23 octobre 2011, ce principe de la démocratie va devenir l’objet de contestations. Cette remise en cause du principe électoral majoritaire ne se limite pas à la Tunisie. Le Congrès nationale général libyen, élu le 7 juillet 2012,  va connaître le même sort. Dans ces périodes transitoires soumises à des crises inévitables, des principes démocratiques aussi absolus que le principe majoritaire vont perdre, par voie de conséquence, leur valeur symbolique et morale. Le compromis consensuelle de tous va alors devenir, à l'encontre des principes juridiques et des règles les mieux établis, le mode de gouvernement de la transition démocratique et le mécanisme adéquat pour l’adoption de la constitution. En effet, le vote, indépendamment du fait qu’il est aléatoire, en l’absence de majorité absolue, est susceptible, en période transitoire,  d’aggraver les tensions et de bloquer le processus d’adoption de la Constitution. Le vote, en effet, consacre et rend bien visibles les divisions et les discordes entre majorité et minorités. Il n’est pas de nature à favoriser l’apaisement et la concorde. Il doit donc être évité dans cette période caractérisée par les turbulences sociales et politiques.
     Cette contrainte est devenue impérative, par suite de l’obligation pour le Constituant, d’adopter la Constitution à la majorité des 2/3 des membres de l’Assemblée nationale constituante, ce qui n’est possible qu’avec un consensus très large. A défaut de cette  majorité, le projet de Constitution serait soumis au referendum,  ce qui constitue un saut dans l’inconnu. Le consensus devient ainsi une nécessité pour garantir le vote, en particulier lorsqu’il  fait face à des divergences sur les valeurs et non pas seulement sur les moyens. Nous avons appelé cela le tawafuq, « l’accord par consensus »
        En Tunisie, nous avons entendu très souvent cette  revendication : « Une constitution pour tous » dustûrun lil jamî’. Cela sous-entend que la constitution ne peut être l'œuvre des députés qui ont été précisément élus pour l'élaborer, mais celles qui réunira l'ensemble des groupes et des acteurs par voie de consensus participatif. Nous sommes en définitive dans une situation ou la légitimité démocratique, tant espérée et qui fait incontestablement partie des grands objectifs de la Révolution, se trouve complétée par une légitimité de type consensuel, en raison de la nature même de la période transitoire. Le principe majoritaire étant susceptible de devenir un facteur de divisions, de tensions et de crises, il convient de lui substituer un mode plus malléable et plus contrôlable de prises de décision, qui réunisse le maximum d'adhésions et sauvegarde l'unité nationale. Autrement dit, le  mode consensuel de prise de décision, Tawâfuq, a cette double vertu de faire prévaloir le processus politique sur le processus légal et le processus informel sur les procédures formelles, ce qui ne veut nullement dire qu'il n'est pas institutionnalisé. En effet, il peut  connaître plusieurs formes d'institutionnalisation, comme le Dialogue national en Tunisie, le « Congrès du dialogue national global» vécu au Yémen, ou encore la « Conférence du dialogue national libyen ». Il faut cependant remarquer que pour réussir ce mode consensuel requiert un certain nombre de conditions minimales préalables. Ces conditions ont existé en Tunisie, mais malheureusement pas au Yémen ou en Libye. Une situation de crise trop forte dans laquelle les différentes positions des acteurs deviennent inconciliables ne peut encourager le recours au consensus.
Al hiwâr al watani.
       Le consensus nécessite souvent une minutieuse préparation. Il exige également un mécanisme ou, en d'autres termes, un process, une enceinte à l'intérieur de laquelle se déroule l'échange des points de vue entre les différents acteurs en compétition. Pour clarifier le débat, apprécier la portée et l'effet des concessions, renoncements, renonciations des uns et des autres, prendre enfin ensemble la décision finale sur telle ou telle question, force est d'instituer un processus de dialogue. Ce processus de dialogue, en particulier dans le cas où il prend une dimension nationale, peut se révéler salutaire. C'est ce qu'a révélé d'une manière remarquable l'expérience tunisienne. Après l'assassinat de Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013, la crise politique majeure que cet assassinat a provoquée, après celui de Chokri Belaid, les immenses manifestations qui ont eu lieu en août 2013, l’occupation de la place du Bardo par les protestataires, le retrait des députés de l'opposition de l'Assemblée nationale constituante, la suspension des travaux de l'Assemblée par la décision de son président, l'apparition du mouvement tamarrod  aussi bien en Égypte qu'en Tunisie, la prise du pouvoir par l'armée en Égypte, la déliquescence de l'État en Libye, la flambée du terrorisme, seul le « Dialogue national », qui est une forme d’exercice de la démocratie participative, a pu sortir le pays d'une des plus dangereuses crises politiques de son histoire. Ce dialogue, ouvert le 5 octobre 2013, rassembla les 21 partis politiques   les plus importants et fut initié par l'Union générale des travailleurs tunisiens UGTT, puis placé sous l'égide des quatre organisations nationales : l’UGTT, l’UTICA, la Ligue tunisienne de défense des droits de l'homme, et l'Ordre national des avocats tunisiens. Ce dialogue s’articulait autour d’une « feuille de route » Kharitat a-tarîq , qui, après plusieurs incidents de parcours, fut signée par les protagonistes[5].

Kharitat a-tarîq

     La « feuille de route » est l'une des techniques utilisées dans le cadre global du consensus. Il s'agit, dans un document écrit et signé par l'ensemble des parties en présence, de définir des actions échelonnées sur un calendrier déterminé, en vue de résoudre les crises et de trouver des solutions de compromis sur tous les problèmes en suspens ou les questions qui font l’objet de litige. Mais cela ne constitue nullement une négation des procédures formelles et légales. En effet, pour respecter le droit, il est impératif de retourner devant les instances représentatives officielles et légitimes. En Tunisie, le consensus, le dialogue national, la feuille de route, ont pleinement réussi parce qu’ils ont toujours fait retour aux institutions représentatives et à la loi. Les procédures de consensus que nous évoquons constituent  en réalité un mélange équilibré et harmonieux entre la politique et le droit. La politique permet au droit de se surpasser, de dépasser ses insuffisances, mais le droit permet à la politique de se renforcer et de se pérenniser, en revenant au principe central  de la démocratie, l’État de droit. Sans l’État de droit, la politique serait livrée à elle-même et vivrait constamment dans un état d’instabilité et de précarité, sans la politique le droit serait victime de ses abstractions, et de son formalisme. Cette démocratie participative a donc en définitive facilité l’adoption de la constitution tunisienne qui, très tôt, a été posé comme l’objectif politique premier la révolution. En contrepartie, la constitution elle-même a consacré la démocratie participative, au niveau de ses principes mais également au niveau de ses techniques. Un regret cependant : le constituant a laissé de côté le referendum sur initiative populaire. Il faudrait un jour corriger cette lacune.


La démocratie participative dans la Constitution 


Comme nous l’avons déjà indiqué, la démocratie participative ne remet pas en cause les techniques classiques de la démocratie, c’est-à-dire des processus électoraux. Elle l’enrichit cependant d’une dimension nouvelle : sur le plan du temps politique, la démocratie participative tend à corriger le caractère saisonnier et discontinu des processus électoraux en établissant des modes permanents de gestion démocratique. Elle remplace la discontinuité du temps politique par la permanence. Les élections se déroulent à intervalles de temps plus ou moins long. La démocratie participative remplit les intervalles du temps politique et donne encore plus de consistance à la souveraineté du peuple.  Sur le plan de la responsabilité et de la prise de décision, la démocratie participative élargit le cercle des intervenants aux différents acteurs de la société civile, en dépassant le monopole politique des autorités publiques d’un côté et des partis politiques de l’autre côté.
Le préambule de la Constitution nouvelle consacre le principe de la démocratie participative, dans son paragraphe 3 : « En vue d’édifier un régime républicain démocratique et participatif, dans un État civil ou la souveraineté appartient au peuple, par la voie de l’alternance pacifique au pouvoir à travers des élections libres et sur le fondement du principe de la séparation des pouvoirs et de leur équilibre …un régime par lequel l’Etat garantisse la primauté de la loi, le respect des libertés et droits de l’Homme…». Le préambule est clair : la république, la démocratie électorale, l’alternance au pouvoir le respect des libertés et de l’État de droit ne sont nullement en contradiction avec la démocratie participative.
         Cette dernière, ne doit pas, ne peut pas se limiter au niveau de l’État central. Elle se réalise par une véritable décentralisation, comme l’indique l’article 139 du chapitre VII de la Constitution, significativement intitulé : « Le pouvoir local ».   L’article 139 se traduit de la manière suivante: « Les collectivités locales adoptent les mécanismes de la démocratie participative et les principes de la gouvernance ouverte, afin de garantir la plus large participation des citoyens et de la société civile à la préparation des projets de développement et d’aménagement du territoire et le suivi de leur exécution, conformément à la loi».

         Nous retrouvons dans cet article les trois principes fondamentaux que nous avons évoqués précédemment : la transparence, l’ouverture sur la société civile et le dialogue constant entre cette dernière et l’autorité publique locale, et enfin la délibération la plus large des citoyens. Le constituant tunisien par la fermeté de son adhésion aux principes de la démocratie participative a été évidemment animé par les avantages qu’un peuple peut tirer  de ce principe moderne de gouvernement.
        Le premier est d’intégrer l’individualité de chaque personne dans le corps de la citoyenneté globale. Dans toute entreprise politique en effet l’ego individuel doit trouver son compte par l’intégration au tout. En effet, ou bien l’ego doit être satisfait par son intégration au tout, ou bien le risque est grand que cet ego verse les actions intempestives, la sécession ou l’anarchie. Autrement dit, la démocratie participative est le meilleur antidote au poison de l’anarchie. Le deuxième avantage incontestable de la démocratie participative, c’est qu’elle contribue à éclairer l’opinion des décideurs. La consultation, la discussion, la négociation, ne peuvent que consolider à la fois la justesse et la justice de la décision finale. Un décideur éclairé est évidemment meilleur qu’un décideur ignorant. Évidemment, chacun doit garder son rôle et sa fonction. Et le décideur n’est pas astreint à suivre les tendances qui se dégagent à partir de la participation citoyenne. Il doit garder entière sa responsabilité. Un décideur qui renoncerait à sa responsabilité uniquement pour suivre les tendances générales de l’opinion verserait dans le popularisme et serait un décideur démagogique. Or le règne du démagogue est l’un des pires dangers qui guettent la démocratie. Un décideur doit décider en toute connaissance de cause, mais également en toute responsabilité. Bien comprise, la démocratie participative, par conséquent, renforce l’État républicain.
       Hélas, dans le monde de la politique rien n’est sans danger. Ceci nous amène  à évoquer en conclusion les risques de la démocratie participative.

Conclusion : les risques de la démocratie participative.

Cette dernière, indépendamment du risque de renonciation du décideur à sa responsabilité par simple suivisme ou démagogie, pourrait avoir tendance à favoriser le corporatisme.  En effet les membres d’une institution quelconque, d’une corporation, d’une faction sociale, d’une catégorie professionnelle, ont naturellement tendance à défendre les intérêts proprement subjectifs et collectifs de la catégorie à laquelle ils appartiennent. La pire des démarches serait de confondre l’intérêt de leur catégorie avec l’intérêt général et leur volonté subjective avec la volonté générale. Adopter cette démarche, déboucherait sur le corporatisme, et dans le même sillage, sur le triomphe des intérêts particuliers et des forces financières. Par  conséquent, toute réforme concernant une catégorie sociale donnée ne peut s’aligner entièrement sur ses revendications particulières, mais toujours les ramener aux exigences du bien commun. Le corporatisme en effet est le plus grand ennemi de la démocratie participative et le concept de participation doit faire prévaloir comme le dit l’article 139 de la Constitution « la plus large participation des citoyens » et non pas d’une catégorie de citoyens.
       Un autre danger guette la démocratie participative. Il s’agit du retour sur la scène politique des couches ensevelies d’une structure sociale dépassée. Par exemple, dans une société qui n’a pas encore totalement dépassé l’allégeance ethnique ou tribale, il serait préjudiciable à l’unité nationale que la démocratie participative favorise la réactivation excessive du passé. Nous savons tous qu’il est impossible de faire table rase du passé. Mais le passé doit rester le passé et n’a aucun droit à perturber ou troubler la marche du présent vers un avenir meilleur. Le passé doit devenir culture, souvenirs, tradition, récits, mais ne doit pas s’insurger contre l’émancipation ou le progrès d’une société, ni contre les mécanismes électoraux destinés à dégager une majorité de gouvernement par le jeu du suffrage universel.  Le passé ne peut devenir le futur du présent.
        Pour éviter ces dangers et ces risques,  il n’y a nul autre moyen que l’exercice de la responsabilité, le sens démocratique de l’autorité des institutions publiques de l’État, désignés par le suffrage des citoyens. Une démocratie pour chacun, un État pour tous : tel est le véritable sens de la démocratie participative.

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[1] Benjamin Stora, Le 89 arabe, conversations avec Edwy Plenel, Stock, coll. Un ordre d’idées, 2011.
[2] Vincent Geisser et Michael Béchir Ayari, Rennaissances arabes, 7 questions clés sur des révolutions en marche. Les éditions de l’Atelier, 2011.
[3] Camau  Michel, « Globalisation démocratique et exception autoritaire arabe », Critique internationale 1/ 2006 (no 30), p. 59-81
URL :
www.cairn.info/revue-critique-internationale-2006-1-page-59.htm.  DOI : 10.3917/crii.030.0059
[4] Condorcet, « Sur le sens du mot révolutionnaire » Œuvres de Condorcet, publiés par A. Condorcet O’Connor et tome 12e, Firmin Didot ou frères, Paris, 1847. P.615.
[5]  Cette feuille de route consistait en un calendrier politique autour des axes principaux suivants :
1) Démission du gouvernement de la Troïka et formation d’un gouvernement indépendant de compétences, chargé de la préparation des élections et qui ne se présentera pas aux élections.
2 ) Achèvement de la Constitution dans le délai d’un mois.et détermination des pouvoirs de l’ANC jusqu’à la fin de la période transitoire.           

3 ) Adoption de la loi électorale et organisation des élections législatives et présidentielles.