jeudi 24 décembre 2020

La révolution, un rappel de mémoire

 

Aujourd’hui que nous fêtons le dixième anniversaire de la révolution, une question lancinante revient encore une fois sur la scène du débat public : la Tunisie a-t-elle véritablement vécu une révolution ?

Une frange de l’opinion répond par la négative. Cette opinion se base évidemment sur les résultats véritablement décevants par rapport aux promesses de dignité et de justice formulées par la révolution. En effet, la situation actuelle de notre pays, sur le plan des institutions politiques, celui des services publics, de l’économie, des finances publiques, mais surtout sur le plan psychologique est véritablement cauchemardesque. Cette situation est allée en s’aggravant avec le temps. La révolution n’a donc servi à rien. La confiance est brisée. La corruption galopante. Le parlement discrédité. Les partis politiques condamnés. L’exécutif divisé. L’État a perdu une partie de son autorité. La révolution est donc agonisante sinon déjà enterrée. Cette analyse me semble cependant superficielle et erronée. Pour trois raisons essentielles.

 

Les trois piliers de la révolution

La première est qu’on oublie qu’une révolution est un traumatisme social et non la réalisation du paradis terrestre. Attendre d’une révolution des bienfaits tangibles et immédiats, c’est mal connaitre l’histoire des révolutions dans le monde et se laisser piéger par une « conception miraculeuse » de la révolution.  Une telle conception ouvre évidemment les portes toutes grandes à la désillusion. Tel est l’état psychologique qui capte l’opinion en ce dixième anniversaire de la révolution.

La deuxième raison est que la révolution tunisienne a pleinement réalisé la moitié au moins de son message, la mise en œuvre d’un régime démocratique. Il ne faut surtout pas réduire cet accomplissement démocratique à la seule liberté d’expression, comme on l’entend souvent. La liberté de pensée et d’expression constitue certes l’un des piliers du régime démocratique, mais elle n’en est pas l’élément exclusif. Bien que le paysage politique se caractérise par un fonctionnement chaotique, ce qui s’explique par le manque d’expérience et de discipline des acteurs, la Tunisie n’en a pas moins réussi l’expérience démocratique qui couvre à la fois la vie des idées et des arts, celle des partis politiques, l’exercice du pouvoir et des contre-pouvoirs institutionnels, la transparence et la sincérité des élections, la liberté de réunion, de manifestation etc. Il est donc erroné de croire que la révolution a finalement débouché sur le néant.

La troisième raison est que cette analyse qui impute les difficultés du présent à la révolution, jusqu’au point de la nier totalement, est fondée sur un raccourci intellectuel hallucinant. En effet, le plus important dans une révolution, c’est le message et les ressources symboliques qu’elle laisse en héritage aux générations futures. Une révolution est fondatrice d’une nouvelle pensée, de nouvelles perspectives du social et du politique, de nouveaux droits et de nouvelles libertés. On ne peut la juger, à partir des événements historiques immédiats qui la précèdent. Il me semble erroné de s’appesantir sur la situation actuelle de notre pays, pour en conclure que la révolution n’a pas eu lieu, qu’elle n’a rien changé ou que le régime dictatorial était meilleur. Cette dernière prétention est ni plus ni moins une monstruosité. Ces jugements n’ont aucune valeur. Ils expriment des réactions instinctives et confuses. Si on regardait d’un peu plus près la scène politique de notre pays, avec un regard débarrassé de la surcharge brûlante provoquée par l’actualité quotidienne, on verrait que le message de la révolution reste d’une étonnante capacité de mobilisation et de présence, au niveau de la pensée, comme au niveau de l’action. Une révolution ne se juge ni par les variations boursières, ni par le taux d’inflation, ni par le taux de croissance. Elle ne peut être jaugée non plus à l’aune de l’action politique malheureusement chaotique. C’est quelque chose de plus profond qui se révèle par la force avec laquelle le message de la révolution reste une référence politique et sociale constante et une source de mobilisation permanente. Aujourd’hui, dix années après l’événement révolutionnaire, le message de la révolution reste d’une très grande vivacité et il restera encore bien enraciné dans les représentations collectives du politique. Par conséquent, il ne faut pas que l’examen de la révolution se laisse emmurer dans les contingences du moment présent. Le cauchemar dont tout le monde discute, c’est précisément l’anti-révolution. J’irai même plus loin. La situation actuelle, loin d’être le signe d’un échec, est au contraire un signe de son succès, puisqu’elle maintient les revendications des mouvements sociaux au plus haut niveau, toujours sur le fondement de l’espérance lancée par la révolution. Une révolution, en effet, c’est une espérance, une présence dirigeante toujours renouvelée. C’est un rappel de mémoire. Ceci est tellement vrai que toutes les forces s’en saisissent, les islamistes évidemment, mais, ironie de l’histoire, le Parti Destourien Libre. Abir Moussi vient de lancer l’idée d’une révolution des lumières (thawrat al tanwîr), pour redresser le mal des Ikhwân. L’idée de la révolution s’impose à tous.

 

Les échecs n’ont pas de liens directs avec la révolution

Je suis bien conscient des lacunes et des déficits, même dans les domaines où s’est concrétisé le message révolutionnaire. Ainsi, par exemple, lorsque nous considérons l’affaire Emna Chergui et les autres procès d’opinion qui l’ont précédée, nous ne pouvons qu’enregistrer un recul non seulement par rapport au message de la révolution en lui-même, mais également par rapport aux dispositions de la Constitution sur la liberté de pensée, de conscience et de religion. Toutes ces affaires représentent de véritables scandales judiciaires au regard des critères démocratiques et du droit international des droits de l’Homme. On peut par ailleurs relever l’exploitation des libertés locales nouvelles par des personnes ou des partis acquis aux doctrines théocentriques les plus rétrogrades, ou encore l’infiltration du corps enseignant ou même de la police, de la justice ou de l’armée par des éléments de l’islamisme orthodoxe. Cependant, dans le même temps, des progrès se réalisent dans des domaines sensibles, par exemple, dans les nouvelles jurisprudences abandonnant l’exclusion successorale pour disparités de religion (affaire Madeleine Rousseau, 2016) ou reconnaissant le droit des transsexuels au changement de sexe (affaire Lina-Rayan, 2018) ou confirmant la liberté de s’associer pour les personnes à raison de leurs tendances sexuelles (affaire Shams, 2020).

    Je suis conscient également que la société tunisienne reste une société composite en désaccord non pas sur des questions idéologiques mineures ou sur des problèmes de gestion politique, mais sur des questions fondamentales qui touchent aux valeurs profondes relatives à l’ordre républicain et démocratique et du rapport entre Etat et religion. L’expression la plus forte de ces antagonismes se trouve hélas dans la Constitution elle-même, notamment dans le fameux article 6 qui pose le principe et son contraire.

Je suis enfin conscient que les acquis de la révolution sont menacés par ceux-là même qui parlent en son nom dans le cercle des autorités de l’Etat. Le président actuel, pourtant élu avec 73 % des suffrages, est l’un des principaux vecteurs de la crise politique et institutionnelle que traverse le pays et un obstacle majeur à la tradition réformatrice tunisienne. Son élection constitue, à mes yeux, une anomalie démocratique et nous invite à réfléchir sur les élections quand elles se retournent contre le régime démocratique en le vidant de sa substance fondée sur la liberté, l’égalité et le droit. Nous en avions fait l’amère expérience avec les fascismes européens en Italie et en Allemagne et aujourd’hui nous la vivons autrement avec ce qu’on appelle le populisme, dans plusieurs pays européens, en Amérique latine ou aux États-Unis.

Après une année d’exercice, le président semble vouloir compenser son inertie par un trop plein de discours obscurs, menaçants, complotistes et sans réelle consistance politique. Il défend la révolution, avec des idées contre-révolutionnaires, aboutissant paradoxalement au renforcement de l’islamisation des valeurs. Durant la nuit dictatoriale, il s’est tenu prudemment à l’écart de toute protestation. Prenant pompeusement Dieu, l’Histoire et le Peuple à témoins, Il développe des idées galvaudées et sans nuances, sur la religion, la peine de mort, l’identité de genre, les femmes, la culture, qu’il proclame avec suffisance, dans des discours répétitifs et dans un style, une langue et une intonation insaisissables. Sur la question de l’héritage, il reprend les positions les plus classiques défendues par les courants littéralistes, sans tenir compte ni de l’évolution des mentalités, des nouvelles configurations familiales, des mouvements sociaux pour les droits, ni de la théologie islamique de la libération (Ali Shariati, par exemple), ni de la philosophie des maqâsid, c’est-à-dire l’interprétation du texte sacré conformément aux objectifs de justice et d’équilibre de la loi sacrée,  Il parle dans la Tunisie du XXIe siècle, comme si des personnalités savantes aussi différentes que Cheikh Salem Bouhajeb, Tahar Haddad, Mohamed Salah Ben Mrad (considéré injustement comme un réactionnaire à cause de son ouvrage contre Haddad), Tahar et Fadhel Ben Achour n’avaient pas existé, ce qui est une manière de renier une partie de notre tunisianité. Il aurait pu pourtant s’inspirer des avancées de la pensée islamique innovante, dans le sillage d’un Najm Edine Al Tûfi ou d’Ibn Rushd. Toujours à propos de l’héritage, il parle d’un texte clair et dirimant (qat‘i), sans se rendre compte que c’est un problème d’interprétation et que les textes sur l’esclavage, notamment les femmes esclaves (milk al Yamîn), la lapidation et la flagellation sont aussi clairs et pourtant dépassés et inappliqués dans notre pays. Pourquoi traiter autrement la question de l’inégalité successorale ? La politique présidentielle va donc à l’encontre des principes émancipateurs de la révolution.

 

Un plan pour sortir de la crise

La société tunisienne après la révolution est donc dans une situation qui appelle des actions correctives urgentes qui doivent s’inspirer des principes tracés par la révolution elle-même. Sur le plan idéologique, il est impératif de défendre la société tunisienne contre l’emprise de l’islamisation dans la société et l’Etat. Pour cela, il faudrait constituer non pas un parti politique mais un mouvement séculier de grande envergure fondé sur les principes de la révolution nationale de l’indépendance et des acquis du bourguibisme. Les forces qui défendent cette perspective sont nombreuses, actives, mais se trouvent malheureusement éparpillées par l’effet du système politique et électoral. Le pays gagnerait considérablement à les voir se rassembler sur des principes démocratiques communs. En deuxième lieu, il faut « inventer » un modèle économique fondé sur la justice sociale, avec ses différents aspects économiques, budgétaires et fiscaux. C’est la question la plus complexe. Sur ce point, je ne suis pas compétent pour donner un avis circonstancié. Mais nous avons d’excellents spécialistes tunisiens qui peuvent fournir des solutions adaptées aux réalités du pays. Par ailleurs, pour assainir l’État et rétablir son autorité, il faut accorder une importance particulière à la stabilisation des institutions constitutionnelles par l’intermédiaire d’une réforme sage et prudente du code électoral, du règlement intérieur de l’ARP et par la mise sur pied de la Cour constitutionnelle que les dirigeants actuels ne semblent pas pressés de mettre en œuvre. Toujours dans la même perspective de rétablir l’autorité de l’État, il faudrait poursuivre la lutte contre la corruption qui, en cette fin d’année, s’étale au grand jour avec l’affaire Soreplast et les déchets en provenance d’Italie.

Pour sortir de l’impasse, je pense que l’initiative de l’UGTT de décembre 2020 constitue un tremplin solide, mais qui mérite d’être précisé. Au crédit de l’UGTT, il faut considérer le succès du dialogue national de l’année 2013, dans lequel le syndicat national a joué un rôle clé, pour nous sortir d’une crise aussi grave que celle que nous vivons aujourd’hui. La différence avec 2013, c’est que la crise actuelle touche de manière particulière les catégories vulnérables de la population. Elle a donc un aspect économique et social plus accentué. Pour cette raison, l’UGTT, sans ignorer les autres aspects de la crise, accorde une « priorité absolue » à la question. Pour gérer et diriger le dialogue, rapprocher les points de vue entre les parties prenantes au dialogue, et procéder aux arbitrages nécessaires, l’UGTT propose la mise sur pied d’un comité des sages composé de personnalités nationales indépendantes qui travaillerait selon un agenda qui reste à définir. Le principe de ce mécanisme peut être valablement retenu. Cependant, la proposition manque de détails aussi bien au sujet des « parties prenantes » au dialogue, que des personnalités nationales indépendantes. Par ailleurs, le travail de ce comité préparatoire des sages doit aboutir à une conférence générale qui, sur une base consensuelle, adopterait les décisions finales de sortie de crise et préparerait ainsi la mise en forme d’une nouvelle charte sociale. Cette dernière déterminerait les droits et les devoirs de toutes les parties et des citoyens. Indépendamment de sa mise en application et de sa force contraignante, la configuration de ce mécanisme, marqué par les étapes du comité des sages, de la conférence générale et de l’adoption de la charte sociale, ne me semble pas adaptée à la situation d’urgence dans laquelle nous nous trouvons actuellement. Si le principe d’un nouveau dialogue national doit donc être soutenu, non seulement pour avoir fait ses preuves dans le passé, mais également parce que les procédures de concertation constituent les meilleurs moyens de sortie de crise, la concrétisation du projet doit être revue. Il reste enfin que la faiblesse de la proposition, à son point de départ, réside dans le parrainage qui reviendrait au président de la République. Ce dernier, loin d’être un rassembleur, contrairement au président Béji Caïd Essebsi est un personnage clivant, inadapté à la situation.

 

Segments de l’histoire courte et distance de la grande histoire

Dans l’ensemble de ce débat sur la révolution et sa portée, il faut donc bien distinguer les segments de l’histoire courte et les distances de l’histoire longue. Si nous élargissons l’horizon du débat à l’ensemble du monde arabe, on pourrait se contenter de dire que les révolutions commencées en Tunisie en 2011 n’ont été que des feux dont la paille a fini par se consumer dans les cendres de la guerre civile, les conflits internationaux entre puissances régionales et les interventions des grandes puissances. L’Égypte a renoué avec sa tradition du coup d’État militaire, la Syrie maintient son dictateur tout en sombrant dans la destruction, le Yémen malgré de multiples accords connaît une situation humanitaire des plus désastreuses, l’Algérie retrouve en partie ses vieilles habitudes et le hirak a perdu son souffle pour cause de covid 19. Après les péripéties traumatisantes de la guerre civile, quelques espoirs s’offrent aujourd’hui à la Libye avec l’accord de cessez-le-feu du 23 octobre et le forum politique qui constitue le prélude pour les élections prévues en décembre 2021. Mais, globalement le tableau est loin d’être reluisant. Pourtant, qui s’arrêterait là commettrait encore une erreur d’appréciation historique pour s’être fixé sur les segments de l’histoire présente en oubliant la distance qui les relie. Cette distance, il faut la parcourir à partir de la première révolution populaire soudanaise de 1964. À partir de là, nous constatons que dans l’ensemble du monde arabe le projet démocratique est devenu un projet national, constamment recommencé. Le rappel de mémoire poursuit son chemin. La révolution soudanaise de 1964, la révolte algérienne de 1988, le mouvement Kifaya de 2005 en Egypte, la grève de la faim en Tunisie, la même année, le soulèvement du bassin minier en 2008, le soulèvement pacifique au Soudan à partir du 19 décembre 2018, le soulèvement pacifique algérien de 2019, le surgissement de la déconfessionnalisation de la politique au Liban et dans l’Irak d’une jeunesse révoltée, constituent autant d’échelonnements d’une demande démocratique.   

       Mais ce que je viens de dire s’applique également, ne l’oublions pas, à la Syrie, au Maroc, au Yémen et à la Libye. Le Yémen que nous voyons aujourd’hui se disloquer, était en train d’achever en septembre 2013 une œuvre véritablement révolutionnaire avec la Conférence du Dialogue national global. La Charte adoptée par la Conférence qui devait préfigurer la future constitution yéménite, représentait une avancée saluée à l’époque comme une réussite de la révolution yéménite et considérée comme un modèle. Les positions de la Charte sur la religion, l’État civil et démocratique, la déclaration universelle des droits de l’homme et les pactes sur les droits civils et politiques, constituent des progrès dans la voie démocratique. Mais le cas du Yémen n’est pas isolé. L’expérience du Congrès national général libyen, élu le 7 juillet 2012, est aussi significative, en tant que réalisation d’une demande démocratique. L’échec des expériences syrienne, libyenne, yéménite ne s’explique pas exclusivement par la résistance des dictateurs ou de leurs partisans, mais aussi par la confessionnalisation forcée des conflits internes, leur violence milicienne, les conflits de suprématie et encore plus gravement par les interventions extérieures et les intérêts entre puissances. Pour cette raison, le slogan pacifiste algérien silmiyya, est une stratégie de sagesse. La non-violence des révolutions est également une idée neuve, bien que sa paternité n’en revienne pas au monde arabe. Il ne faut pas confondre la non-violence des révolutions et l’idée de révolution pacifique. Les révolutions pacifiques n’existent pas. En revanche, la non-violence peut constituer une stratégie révolutionnaire. Et la violence ne peut plus être considérée comme un critère nécessaire des révolutions. Cette stratégie de la non-violence, il est vrai, ne garantit pas la paix civile. La féroce répression en Irak en novembre-décembre 2019, avec ses centaines de morts et ses milliers de blessés, en est une preuve. Par ailleurs, nous savons tous qu’il est facile pour les adversaires d’une révolution de provoquer la violence civile et risquer la guerre, uniquement pour se maintenir au pouvoir.

Il ne faut donc pas se précipiter pour trancher dans le sens de l’échec définitif des révolutions arabes. La graine de la révolution démocratique est semée. Le rappel de mémoire se prolonge. Pour le dixième anniversaire de leur révolution, les Tunisiens ne doivent pas l’oublier.