Nulle
activité de l'esprit humain n'est désintéressée, au sens philosophique du terme.
Toute pensée, toute création, toute idée, tout sentiment, cherche à atteindre
un but déterminé, au profit de celui qui l'exprime. "Convertir" à ses
propres idées ou à ses propres intérêts n'est pas propre à la religion. Le
scientifique, le philosophe, le moraliste, le politique, le commerçant,
cherchent tous à convaincre et persuader, pour amener autrui à adhérer à leurs
points de vue ou à leurs intérêts. Le premier, le scientifique, cherche à
convaincre de la véracité de sa théorie par la démonstration, pour la faire
admettre d'une manière particulière par la communauté de ses collègues
scientifiques, avec la ferme conviction qu'il travaille pour le progrès de
l'esprit humain en général et du progrès matériel de l'humanité. Dans un
premier temps, son désir de convaincre ne s'adresse pas tellement à la
communauté globale, mais à la communauté spécifique des scientifiques. Mais il
sait qu'en gagnant la reconnaissance de la communauté des scientifiques, il va
conquérir celle de la société tout entière. La création artistique vise la
reconnaissance de l'œuvre, la réputation ou la gloire de l'artiste. Nous
pouvons en dire autant de l'idée ou du système du philosophe ou du moraliste.
Le commerçant cherche, notamment par la publicité, à faire vendre sa production
ce qui est une manière de faire reconnaître la qualité de ses produits et
augmenter sa richesse. Le politique quant à lui, cherche à convaincre
l'ensemble d'une communauté de ce que ses choix et ses décisions sont les plus
proches du bien commun et de l'intérêt général. En cela, on peut considérer sa
démarche comme étant la plus proche de celle du religieux. L'un cherche à
convaincre et convertir pour un bonheur ultime purement terrestre, l'autre pour
un bonheur qui se situe à la fois au niveau du bonheur terrestre, mais
également d'une fin plus ultime encore, celle qui adviendra à la fin des
siècles. Mais dans les deux cas l'engagement ou les promesses touchent
l'entièreté de l'existence. Autrement dit, quand nous communiquons avec le
politique ou avec le religieux, nous ne limitons pas notre communication à un
aspect de la vie, l'aspect économique par exemple ou l'aspect scientifique ou
l'aspect artistique. Notre communication enveloppe tout notre soi, notre
soi social visible et concret, dont nous connaissons les conditions, les
tenants et les aboutissants, mais également notre soi supra social qui demeure dans
le domaine de l'invisible.
Au
départ, au moment de son éclosion, et encore plus au cours de son histoire
future, toute religion construit des territoires : le sien propre et ceux de
l'Autre. En cela encore, rien ne différencie la religion de la politique et
c'est pour cette raison que nous les voyons toujours dans l'histoire se
soutenir mutuellement ou se disputer et se faire la guerre. Et vis-à-vis de
l'Autre, c'est-à-dire vis-à-vis des territoires humains, physiques ou
spirituels qui ne font pas partie de son propre domaine et lui font directement
concurrence, toute religion aspire à gagner des adeptes par la conversion. Cela
fait partie de la tendance naturelle, instinctive de toute religion. Chaque
religion apporte ses arguments, sa sagesse, ses miracles, ses preuves et ses
témoignages, en vue de convaincre l'Autre de la justesse de ses dogmes, de sa
conception de la création, du créateur, de l'homme et du temps, de la matière
et de l'esprit, du monde et de l'après monde, en vue de solliciter puis
d'obtenir l'adhésion à ses points de vue et de faire entrer les autres dans le
cercle de ses adeptes. La conversion procède de la nature même de la religion. Nous
nous limiterons dans ce qui suit aux religions du Dieu unique, les religions
"des gens du Livre", d'après la terminologie coranique.
I. La démarche de conversion.
Dans
l'Ancien Testament, la conversion, constitue un revirement, un changement
radical d'optique ou de conduite.. La prédication des prophètes cherche à
obtenir la conversion, c'est-à-dire le renoncement à ses croyances et pratiques
anciennes. Nous lisons dans Ezéchiel : « Ainsi parle le Seigneur Dieu :
revenez, détournez-vous de vos idoles ; détournez vos visages de toutes vos
abominations ». L'idée est encore plus nettement exprimée dans Zacharie au
verset 4 du chapitre premier : « N'imitez pas vos pères, eux que les prophètes
de jadis ont interpellé en ces termes : « Ainsi parle le Seigneur, le
tout-puissant : Revenez donc, renoncez à vos chemins mauvais et à votre
conduite mauvaise ». La fuite face à la vérité révélée, la dénégation,
l'hostilité et l'agression vis-à-vis des prophètes constituent l'un des mythes
centraux des récits coraniques. Nous y reviendrons avec les figures coraniques
emblématiques de Noé et d'Abraham, face
à la persistance de leurs peuples dans la dénégation. Mais à ce stade, nous
pouvons noter que les religions monothéistes associent dans un même mouvement
le découpage du temps et celui de la morale et de la religion ; à la morale et
à la religion des générations anciennes, fondées sur les légendes et les mythologies,
elles opposent la morale et la religion
nouvelle, fondée sur la révélation et la raison ; cela va évidemment de pair
avec un couplage religieux du temps, entre le temps ancien de l'ignorance et le
temps nouveau des lumières. Le Coran oppose nettement le temps immoral des
ténèbres dhulumât à celui de la lumière, nûr, ce qui correspond
au découpage du temps historique, en islam et jâhiliyya.
Le
Nouveau Testament insiste également sur la conversion en tant que renoncement
au passé, à ses illusions et ses fautes et en tant qu'espérance d'un meilleur
avenir, en vue d'une plus grande proximité à l'égard du divin. À titre
d'exemple, citons l'Évangile selon saint Matthieu à propos de Jean le Baptiste
: « En ces jours-là paraît Jean le Baptiste, proclamant dans le désert de Judée
: « Convertissez-vous : le règne des cieux s'est approché». L'annotateur de la
traduction œcuménique de la Bible a pris soin de noter à ce propos que le thème
de la conversion est capital dans l'Ancien Testament, surtout depuis Jérémie,
avec l'idée qu'il s'agit du changement de direction, du retour inconditionnel au
Dieu de l'alliance. Le thème de la conversion se retrouve exactement dans les
mêmes termes au chapitre 4 verset 17 de Matthieu : « A partir de ce moment,
Jésus commença à proclamer : « Convertissez-vous : le règne des cieux s'est
approché ». Le thème de la conversion
se retrouve en plusieurs autres occurrences des Évangiles.
La
démarche de conversion englobe, en général, quatre paliers. Pour en parler,
nous utiliserons la terminologie coranique, en spécifiant toutefois qu'elle ne
diffère pas fondamentalement des deux autres religions monothéistes.
Premier
degré : le faire-connaître, la transmission, Tablîgh.
Le
premier est celui de la communication de la bonne parole et de la voie droite , a-tabligh. Nous lisons dans le verset 67 de la
cinquième sourate, Al Mâ'ida : « Envoyé de Dieu, communique (fais
connaître) ce qui est révélé par ton seigneur..."[1]
il est dit également de nombreuses fois dans le Coran que le Prophète est
astreint à la seule communication sans égard à la réaction de ses
interlocuteurs. Dans la même sourate nous lisons au verset 99 : « L'Envoyé
n'est tenu qu'à la transmission du message »[2].
Dans d'autres versets, il est dit que s'ils se détournent, tu n'es tenu que par
la transmission. Dans la conception monothéiste, la bonne nouvelle doit être
communiquée, la lumière doit s'épancher sur le monde, mais pour cela elle doit
apparaître, comme le proclame le discours sur la montagne : « Vous êtes la
lumière du monde. Une ville située sur une hauteur ne peut être cachée. Quand
on allume une lampe, ce n'est pas pour la mettre sous le boisseau, mais sur son
support et elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. De même, que
votre lumière brille aux yeux des hommes, pour qu'en voyant vos bonnes actions
ils rendent gloire à votre père qui est aux cieux ». (Matthieu, 5,14, 15,16).
Deuxième degré : l'appel, a-daawâ.
La
différence essentielle entre Tablîgh ( transmission) et la daawâ
(l'appel), c'est que dans ce dernier cas, apparaît l'idée de la sollicitation.
Il ne s'agit plus simplement de transmettre mais également d'appeler vers soi,
c'est-à-dire de solliciter l'adhésion. Autrement dit, l'appel implique la
réponse, al Istijâbâ. Il s'agit d'appel pour suivre la voie juste, al
Hûdâ, ou droite, a-sirât al mustaqîm, appel qui espère évidemment l'acceptation. La situation de Noé est,
par conséquent, une situation tragique, comme celle d'Abraham[3],
puisque malgré leurs appels, leurs peuples persistent dans la dénégation et la plainte élevé par Noé
et Abraham vers le ciel nous est rapportée dans le Coran dans deux récits
palpitants et dans un style épique et haletant. La même complainte, la même
déception sont exprimées par Zacharie dans l'Ancien Testament. Ce dernier,
après avoir appelé à la conversion s'adresse à son seigneur en ces termes : «
....mais ils ne m'ont pas écouté et n'ont pas pris garde à moi ». Cet appel évidemment doit avoir lieu par les
moyens de la persuasion : « Appelle sur la voie de ton seigneur par la sagesse
et la bonne exhortation et dispute de la meilleure manière avec eux. Dieu
connaît mieux que quiconque ceux qui dévient de son chemin et ceux qui le
suivent" (Abeille, 125)[4].
Troisième degré : l'avertissement, al indhâr, al
Wa'îd.
L'avertissement, suivi de menaces, se trouve en
opposition de sens avec le concept de la promesse, a-tabshîr. La promesse, c'est l'annonce de la bonne nouvelle,
qu'elle soit celle de la religion en général, de la miséricorde (Rahma) ou de la vérité (haqq)[5]
ou celle d'un événement heureux qui doit toucher les bienfaisants, les saints
ou les prophètes, comme Abraham[6]
ou Zacharie[7] ou
Marie[8].
Nous accédons ici à un niveau psychologiquement plus contraignant, dans la
mesure où il est accompagné d'une menace, par exemple la menace, comme le feu
de l'enfer, la souffrance ou la
vengeance de Dieu sur terre ou dans le ciel. Il peut s'agir d'un cataclysme
naturel comme dans le verset 13 de la sourate Fuçillat:"S'ils se
détournent, dis leur : je vous avertis du même cataclysme que celui dont furent
frappés les 'Âd et les Thamud "[9].
Il peut s'agir également de la souffrance dans l'au-delà ou par le feu de
l'enfer, comme dans le premier verset de la sourate de Noé ou dans le verset 40
de la sourate a-Naba'. Noé reçut un ordre clair : « Va avertir ton
peuple avant qu'un châtiment douloureux fonde sur lui ». Et dans la sourate de La Nouvelle, il est
dit : « En vérité, nous vous mettons
en garde contre un châtiment imminent. Ce jour là, l'homme sera confronté avec
ses œuvres et le mécréant épouvanté s'écriera : Ah, que n'eussé-je été
poussière!". L'avertissement, doublé de menaces, est constamment présent
dans l'Ancien Testament. Par exemple, dans Jérémie, le seigneur appelle vers
lui les habitants de Juda et ceux de Jérusalem, et conclut son exhortation par
ces termes : « Sinon ma fureur jaillira comme un feu, elle brûlera sans que personne
puisse l'éteindre, à cause de vos agissements pervers ». (Jérémie, 4, 4). Ici
encore, nous nous trouvons face à à la structure de pensée commune au
monothéisme : la contre violence de Dieu (batsh) peut venir châtier les dénégateurs, les
récalcitrants, les impies et les violents.
II. De la conversion à la violence.
La
contrainte légitimée par la foi constitue le quatrième degré de la démarche de
conversion. Nous touchons ici une question polémique. Est-ce que les religions
monothéistes prônent le recours à la contrainte et en particulier le recours à
la violence ? Certains l'affirment, d'autres l'infirment . Sans entrer dans le
détail de cette polémique, il faudrait l'expliquer et la comprendre. Pour cela,
il faut tenir compte du fait que les textes sacrés, utilisant les péricopes, le
langage métaphorique, symbolique, mythique et imaginatif, vont ouvrir la voie
aux divergences d'interprétation qui elles-mêmes, au gré des circonstances
historiques, vont produire des préceptes et des règles d'action antinomiques. Et
c'est ainsi que la contrainte au service de la foi va, selon les
interprétations, revêtir plusieurs formes et connaître plusieurs degrés
d'intensité. L'une d'elles, consiste à affirmer que la défense et l'extension
de la foi et de la religion est de nature à légitimer le recours aux armes. Arrêtons-nous
un instant sur le verset 84 de la sourate des Femmes “Combats donc dans la voie
du Seigneur. Et ne charge que toi même. Incite les croyants. Peut-être que Dieu
arrêtera la violence des infidèles. Dieu est encore plus grand en violence et
plus grand en dissuasion” (Sourate des Femmes, verset 84)[10]. Ou
encore :"O vous qui croyez, Vous enseignerai-je un commerce qui vous
sauvera d'une évidente souffrance? Croyez en Dieu et son Prophète, et combattez
sur le chemin de Dieu avec vos biens et vos âmes, cela est meilleur pour vous
si vous saviez" (a-çaff, 10 et 11) [11]. De tels versets peuvent-être évidemment
compris, et il l'ont été dans les faits, comme justifiant la violence
prosélytique, au service de l'expansion de la foi. L'Ancien Testament,
notamment les livres de Josué et de Jérémie, déborde de références aux thèmes
de la destruction, de l'anéantissement, et de l'anathème jeté sur les peuples,
y compris le peuple élu lui-même, à cause de la raideur de sa nuque et de sa
désobéissance aux ordres du créateur. Nous lisons dans Jérémie : «...je les
vouerai à l’anathème et je les réduirai à la dévastation, au persiflage et à des
ruines éternelles. Je ferai disparaître de chez eux le cri de l’allégresse et
le cri de la joie, le chant de l’époux et le chant de l’épousée, le bruit de la
meule et la lumière de la lampe. Tout ce pays deviendra une ruine et une
dévastation, et ils seront en servitude parmi les nations» (Jr 25,9-11).
Le texte
évangélique s'avère largement en retrait sur la question de la violence, comme
le révèle amplement le Discours sur la montagne. D'autres citations le confirment. Mathieu, 26,
51 : « Alors Jésus lui dit: Remets ton épée à sa place; car tous ceux qui
prendront l'épée périront par l'épée. Mathieu,« Mais
moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu'un te frappe sur la joue
droite, présente-lui aussi l'autre". 1. Pierre, 3,9 : « Ne
rendez point mal pour mal, ou injure pour injure; bénissez, au contraire, car
c'est à cela que vous avez été appelés, afin d'hériter la bénédiction ». Mais,
là encore, dans la logique de l'apocalypse de Jean, nous pouvons y glaner
quelques versets qui seront invoqués dans de nombreuses entreprises de violence
religieuse : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive » (Mathieu,
10,34) ou encore : « Celui qui n'a pas d'épée, qu'il vende son manteau pour en
acheter une » (Luc, 22,36).
Mis à part l’expulsion par
Jésus des marchands du temple qui a si fortement marqué l'art occidental, la contrainte des infidèles à la foi a été
admise, comme le révèle la doctrine de Saint Augustin sur les donatistes dans
sa lettre 93 à Vincent, écrite en 408 et dans laquelle il écrit:"
Je suis maintenant plus désireux et ami de la paix qu'à l'époque où vous m'avez
connu fort jeune à Carthage, quand votre prédécesseur Rogat vivait encore; mais
les donatistes sont si remuants qu'il ne me paraît pas inutile que les
puissances établies de Dieu les répriment et les corrigent. Plusieurs d'entre
eux ainsi ramenés font notre joie : ils se montrent si sincèrement attachés à
l'unité catholique, ils la défendent avec tant d'énergie et se réjouissent si
fort d'avoir été tirés de leur ancienne erreur, qu'ils sont pour nous un sujet
d'admiration. Ceux-là pourtant, par je ne sais quelle force de la coutume,
n'auraient jamais songé à changer en mieux, si la crainte des lois n'avait
amené leur esprit à la recherche de la vérité;" Dans la même lettre, il
ajoute:" Vous pensez que nul ne doit être forcé à la justice, et vous
lisez pourtant que le père de famille a dit à ses serviteurs : « Forcez
d'entrer tous ceux que vous trouverez .."[12] . L'idée de la contrainte au service de la foi
est ici évidente et elle a été reprise bien plus tard au 13ème siècle par Saint
Thomas d'Aquin dans la II IIAE de la Somme théologique à la question 10 article 8 : faut-il
contraindre les infidèles à la foi ? Comme Saint-Augustin, Thomas d'Aquin admet
évidemment que la volonté ne peut être contrainte. Il affirme :
«
L’on peut tout faire sans le vouloir, mais croire, seulement si on le veut. » On
lit en effet en S. Matthieu (13, 28) que les serviteurs du père de famille dans
le champ duquel avait été semée l’ivraie, lui demandèrent : " Veux-tu que
nous allions la ramasser ? " et il répondit : " Non, de peur qu’en
ramassant l’ivraie vous n’arrachiez en même temps le froment. " Il semble
donc, pour la même raison, qu’on ne doit pas contraindre à la foi certains
infidèles. En sens contraire, il est dit en S. Luc (14, 23) : " Va sur les
routes et les sentiers, et force à entrer pour que ma maison soit pleine. Mais
c’est par la foi que les hommes entrent dans la maison de Dieu, c’est-à-dire
dans l’Église. Il y a donc des gens qu’on doit contraindre à la foi. Réponse :
Parmi les infidèles, il y en a, comme les païens et les Juifs, qui n’ont jamais
reçu la foi. De tels infidèles ne doivent pas être poussés à croire, parce que
croire est un acte de volonté. Cependant, ils doivent être contraints par les
fidèles, s’il y a moyen, pour qu’ils ne s’opposent pas à la foi par des
blasphèmes, par des suggestions mauvaises, ou encore par des persécutions
ouvertes. C’est pour cela que souvent les fidèles du Christ font la guerre aux
infidèles ; ce n’est pas pour les forcer à croire ...ce qu’on veut, c’est les
contraindre à ne pas entraver la foi chrétienne. Mais il y a d’autres infidèles
qui ont un jour embrassé la foi et qui la professent, comme les hérétiques et
certains apostats. Ceux-là, il faut les contraindre même physiquement à
accomplir ce qu’ils ont promis et à garder la foi qu’ils ont embrassée une fois
pour toutes...De même, embrasser la foi est affaire de volonté, mais la garder
quand on l’a embrassée est une nécessité. C’est pourquoi les hérétiques doivent
être contraints à garder la foi...De même l’Église catholique : lorsque par la
ruine de quelques-uns elle rassemble tout le reste de ses enfants, la
délivrance de tant de peuples guérit la douleur de son cœur maternel".
Pour Saint-Thomas, il existe donc une persécution juste et une
persécution injuste. Il écrit à cet effet :
« Si nous voulons nous en tenir à la vérité, nous
reconnaîtrons que la persécution injuste est celle des impies contre l’Église
du Christ ; et la persécution juste est celle de l’Église du Christ contre les
impies […]. L’Église persécute par amour, les autres par la haine ; elle veut
ramener, les autres veulent détruire ; elle veut tirer de l’erreur, et les
autres y précipiter. L’Église poursuit ses ennemis et ne les lâche pas jusqu’à
ce que le mensonge périsse en eux et que la vérité y triomphe […]. Pendant que
nous travaillons à leur procurer le salut éternel, ils s’efforcent de nous ôter
le salut en ce monde. » Saint Augustin, Lettre 93 à Vincent (408
apr. J.-C.).
Cette
affirmation dont nous pouvons retrouver les prémices et les conclusions dans
tous les livres d'hérésiographie islamiques, comme le Livre de
l'immunisation, Kitâb al I'tiçâm, de Shâtibi qui vécut au XIVe
siècle, constitue une illustration de ce que nous avons tantôt évoqué,
c'est-à-dire la division des territoires spirituels, en fonction de la position
du locuteur. La terre à laquelle appartient le locuteur est toujours considérée
comme celle du bien, de la droiture de la justesse et de la justice, tandis que
la terre de l'autre est le réceptacle des erreurs, de l'abomination et de l'injustice.
Ce cadre mental, à la fois objectif et subjectif, constitue une prédisposition
à l'exercice de la violence sacrée qui a jalonné l'histoire de toutes
les religions. Prolongeant l'idée de Marcel Gauchet, d'après laquelle les
acteurs de l'histoire agissent « dans un champ de possibles rigoureusement
définis », Philippe Buc écrit : «
La violence, loin d'être un pur invariant et loin d'être variable à l'infini, a
un tracé et une forme dépendant des religions qui ont modelé ses acteurs et
leur conception. » [13]
Cette réflexion est valable pour les trois religions monothéistes, comme en
témoigne, quasiment dans le quotidien, leurs histoires respectives.
III. La démarche de tolérance
En opposition à cette démarche de conversion, il existe dans les
textes sacrés des incitations à la tolérance d'autrui et l'ajournement de leur
destinée finale au jugement de Dieu. Il est habituel de citer à ce propos le
verset coranique : «Point de contrainte en matière de religion » Lâ ikrâha
fi-eddine", ou encore "Vous avez votre religion et j'ai la mienne",
lakum dînukum wa liya dîne", ou encore:" La vérité vient de Dieu.
Qu'il croie, celui qui veut croire ; et qu'il nie, celui qui veut nier.... »
[14].
À la lumière de ce que nous venons de dire, nous voyons qu'il
existe en vérité une double antinomie des religions.
La première se situe au niveau du domaine sacré lui-même. A ce
niveau, nous avons affaire à trois décalages. Le premier, à l'intérieur même du
texte sacré le plus élevé dans lequel
nous trouvons à la fois l'appel à la conversion jusqu'à l'ultime recours
aux armes et, d'un autre côté, le principe selon lequel en matière de religion,
il ne peut y avoir de contrainte. Ce décalage intratextuel est aggravé par le
décalage intertextuel, entre différents niveaux de texte. Alors que le Coran ne
reconnaît nullement le crime d'apostasie, le hadith prophétique proclame un
dictat sans nuance : "Qui change de religion, tuez- le". Il existe
une troisième distance entre les textes sacrés et leur interprétation par les théologiens,
les légistes et les jurisprudents. La religion, hélas, n'est pas l'œuvre du
seul dieu, mais de ses serviteurs humains.
La deuxième antinomie concerne le rapport entre le sacré et sa mise
en jeu politique et social. Jamais sacré n'est assez sacré pour se contenter
d'être sacralisé uniquement par le culte. Le sacré est un fait social et
historique. Pour parvenir à réaliser sa vocation sociale, il doit donc
obligatoirement passer par les canaux ordinaires de la mise en scène sociale,
comme la famille, l'école, le système juridique, la culture et pour cela, il
doit forcément faire appel au pouvoir politique, avec lequel il se trouve
d'ailleurs en concurrence pour le contrôle des instances de socialisation et de
contrôle social.
C'est à ce niveau que nous rencontrons l'alliance de la politique et
de la religion et la sublimation de la violence, au nom de Dieu. Comme dans le
chapitre 6 de l'Epitre aux Ephésiens, le langage articulé au nom de Dieu peut
se présenter dans les tournures du langage militaire : "armure de Dieu", "bouclier de la foi", "casque
du salut", "glaive de l'esprit". Cela est aussi vrai du texte
vétérotestamentaire et du Coran. A partir de là les politiques peuvent broder à
satiété. Cette alliance des frères ennemis, nécessaire, incontournable, a
produit les pires excès. La pratique, nous la connaissons. Les neuf croisades, les
milites Christi, les armées de Mohamed, les guerres de religion, la
journée des barricades à Paris en 1588, l'inquisition, le Jihad de conquête, le
Jihad terroriste, les massacres des hérétiques et des apostats, les
dragonnades, la conversion forcée de peuples entiers par le prosélytisme des
conquérants du Nouveau Monde, les génocides, l'extermination de minorités, au
nom de Dieu et de la religion, la démarche de conversion n'a été souvent qu'un
mur de larmes et un torrent de sang.
La tolérance est apparue précisément pour faire face aux malheurs
et aux indicibles souffrances connues par l'humanité, en particulier ceux qui
ont été vécus par les minorités religieuses, à cause des conflits, des conquêtes,
des guerres à caractère religieux etc. En 1685, John Locke écrivit ses Letters
concerning Toleration. Il y affirme:" La tolérance, en faveur de ceux qui diffèrent
des autres en matière de religion, est si conforme à l'évangile de
Jésus-Christ, et au sens commun de tous les hommes, qu'on peut regarder comme
une chose monstrueuse, qu'il y ait des gens assez aveugles, pour n'en voir pas
la nécessité et l'avantage, au milieu de tant de lumière qui les environne".
Il y souligne la nécessité de séparer le pouvoir civil de la religion.
"L'État, selon mes idées, est une société d'hommes instituée dans la seule
vue de l'établissement, de la conservation et de l'avancement de leurs intérêts
civils... La juridiction
du magistrat se termine à ces biens temporels, et que tout pouvoir civil est
borné à l'unique soin de les maintenir et de travailler à leur augmentation,
sans qu'il puisse ni qu'il doive en aucune manière s'étendre jusques au salut
des âmes,...". Cette nouvelle disposition de l'esprit, inaugurée par Hugo
Grotius, à l'égard de la violence et de la tolérance correspond à un tournant
historique de la configuration de l'État et de la société en Europe.
En butte à la répression qui s'est abattue sur les protestants sous
Louis XIV avec la révocation de l'édit de Nantes en 1685 , Pierre Bayle rédige
un pamphlet intitulé : Ce que c’est que la France toute catholique
sous le règne de Louis le Grand (1686). Il rédige également un
ouvrage intitulé : Commentaire philosophique sur ces paroles de
Jésus-Christ : Contrains-les d’entrer. Où l’on
prouve, par plusieurs raisons démonstratives, qu’il n’y a rien de plus
abominable que de faire des conversions par la contrainte, et où l’on réfute
tous les sophismes des convertisseurs à contrainte, et l’apologie que St.
Augustin a faite des persécutions." L'ouvrage constitue à la
fois une attaque virulente contre l'église catholique et une interprétation
philosophique et rationaliste des écritures par laquelle Bayle démontre que
l'Ecriture sainte n'a rien à voir avec la contrainte des
"convertisseurs" et que la liberté de conscience, tirée de la
"raison naturelle", est le
principe qui doit s'imposer en la matière.
IV. Repenser le système de la religion civile
Ceci nous conduit aux solutions pour résoudre ces antinomies fondamentales
des religions. Mohamed-Sghir Janjar a excellemment formulé la question à
laquelle toute solution doit répondre : « Comment concilier le respect de la
liberté d'expression, le droit de chaque être humain à communiquer ses idées et
ses convictions religieuses, philosophiques ou idéologiques, et la nécessité
éthique de respecter les convictions des autres ? »[15]
En d'autres termes, comment concilier la conversion de l'Autre et la tolérance
d'autrui? La première idée dans ce sens,
c'est que la religion ne peut pas être comprise aujourd'hui, dans le monde
moderne, comme elle l'était lors de son éclosion, de son évolution, de sa
cristallisation historique et son institutionnalisation. La pensée religieuse,
à moins de régresser ou mourir ou devenir un phénomène purement politique, sans
aucune épaisseur religieuse, doit prendre en compte les enseignements de la
science, de la morale et du droit modernes. Si une religion prétend que la
terre est plate et que la science partagée par la communauté des scientifiques
me dit qu'elle est ronde, l'information religieuse devient fausse et doit être
rejetée.
La deuxième idée, aujourd'hui largement admise par le christianisme
et le judaïsme, consiste à rompre avec le principe de la religion civile. La
religion civile est celle qui est fondée en tout premier lieu sur l'identité
des croyants et des citoyens, avec cependant une prévalence subjective, d'ordre
psychologique, de la conviction religieuse, dans la mesure où la vie de
l'au-delà, la vie vraie pour le croyant, est considérée comme éminemment
supérieure à celle d'ici-bas. En islam, ce trait est accentué par l'inexistence
d'une Eglise, ce qui a pour effet de politiser encore plus la religion et de
lui reconnaître le plus haut degré du privilège social. Je veux dire par là que la passion religieuse
de cette personne du monde céleste va l'emporter sur la passion de cette
même personne en tant que membre du monde politique. Dans ce modèle, l'allégeance
à la religion est considérée comme l'allégeance fondamentale qui conditionne
toutes les autres, en particulier dans le domaine de la culture, du droit et de
la politique. Il s'ensuit que, dans ce contexte religieux et psychologique, il est difficile, sinon
impossible, aux croyants de dissocier leur
vie civile de leur vie
religieuse. Il leur est conséquemment impossible de distinguer l'État et la
religion, le précepte religieux de la règle juridique, les droits de Dieu des
droits de l'homme. Ce modèle condamne l'esprit du croyant à une certaine
rigidité qui va se manifester d'abord par une fidélité absolue et sans nuances
à l'ordre religieux et ensuite par l'intransigeance et l'intolérance à l'égard de
l'autre. L'environnement économique, le développement culturel, les
circonstances politiques nationales ou internationales aidant, cette
disposition d'esprit dans la religion civile va pouvoir générer toutes sortes
de dérives qui vont du radicalisme au terrorisme, en passant par le
discours et la pratique de haine à
l'égard de l'autre. Dans ce contexte, la liberté de conscience demeurera
incomprise et rejetée. C'est pour cette raison, que nous avons déployé
tellement d'effort en Tunisie pour introduire dans la Constitution, l'idée de
la liberté de conscience, hurriyat a-dhamîr, en sachant cependant que
nous n'avons introduit qu'un mot, noyé dans des mots contraires et des
pratiques et des mentalités hostiles. Mais nous avons le mérite d'avoir ouvert
un débat qui ne restera pas sans effet à long terme..
Pour rompre avec ce modèle, il faut donc repenser et re-vivre le
système de la religion civile. Mais le
système de la religion civile fait partie des tendances profondes des
sociétés islamiques. Même avec l'accélération de l'histoire, on ne peut le
faire évoluer sur le court terme. Pour le dépasser, les voies habituelles de la
politique et de l'histoire, c'est-à-dire la violence destructrice et régénératrice vont certainement avoir une
influence déterminante. Mais ces phénomènes dont on ne peut prévoir ni la
survenance, ni l'intensité ni les effets, dépendent de la marche de l'histoire
et de ses aléas. En revanche, nous pouvons affirmer que le dépassement du
système de la religion civile est lié, en grande partie également, au phénomène
de rénovation de la pensée sociale et de la pensée religieuse.
Le monde musulman s'y
emploie depuis plus d'un siècle et demi par divers moyens, le concordisme,
comme au cours de la grande période réformiste en Inde, en Turquie, en Tunisie
ou en Egypte, avec les grandes figures de Rifaa Rafaa Tahtawi, Afghani, Cheikh
Abduh, Mohamed Iqbal, la critique frontale du modèle de la religion civile,
avec les œuvres maitresses de Ali Abderrazk et Tahar Haddad, la révolution
littéraire avec Taha Hussein ou Abul Qacem a-Chebbi, la révolution politique,
avec Ataturk, Bourguiba, Nasser, Mohamed VI ( c'est sous son règne qu'une
question importante celle de l'apostasie a été officiellement renversée en 2017 par les oulémas marocains)[16]. Tout un monde d'ONG internationales,
comme Muslim Progress values et d'organisations internationales y
contribuent de manière décisive. Le 19 mars dernier à Beyrouth a été adopté,
sous l'égide du Haut commissaire des droits de l'homme des Nations unies, un
texte important intitulé 18 Commitments on Faith for rights[17].
Ce texte, en même temps qu'il dénonce les dérives du fanatisme religieux et
anti-religieux, plaide pour un standard minimum commun pour les croyants de
toutes les religions, mais également
pour les non-croyants, standard fondé sur l'égalité de genre, la reconnaissance
de l'égalité des cultures. la liberté de conscience, la séparation de l'ordre
politique et religieux.
Comment alors peut-on comprendre la montée et le développement des
tendances extrémistes dans l'ensemble des pays musulmans? Quel est le sens du
développement du radicalisme religieux, dans les pays dans lesquels nous nous
attendions à ce que l'islam puise le renouveau de sa pensée ? Sur ce plan, les
résultats ne sont apparemment pas reluisants. Non seulement l'islam ne profite
pas de son insertion dans le tissu social européen, mais il révèle, au
contraire, une tendance au démarquage, à telle enseigne que ce sont les
Européens qui se plaignent aujourd'hui de perdre à la fois leurs repères et
leurs valeurs par le jeu d'une sorte de colonisation intérieure de l'islam.
Comment interpréter ce phénomène?[18]
Nous nous trouvons en effet confrontés à
une interrogation réellement cosmique : la montée en puissance du radicalisme
religieux, le caractère spectaculaire du phénomène terroriste à travers le
monde, pourraient être le signe des derniers soubresauts d'un système, celui de
la religion civile, en voie de disparition. Cela se pourrait. L'histoire nous
enseigne en effet que les signes du déclin ou de la disparition d'une
civilisation, ou d'un système de pensée peuvent se révéler par une crispation
violente et désespérée de l'ancien système.
Mais, comme l'avenir
nous reste inconnu, une autre interprétation du phénomène peut être avancée. Il
s'agirait alors d'une résistance acharnée du système de la religion civile
contre toutes les tentatives externes et internes de le détruire. Cette
résistance pourrait être couronné de succès. Ce serait alors une nouvelle phase
historique dans le millénaire conflit entre islam et non islam et en
particulier l'islam et l'Europe. Pour nous, à l'intérieur, tout cela pourrait
signaler la victoire finale de l'orthodoxie de masse[19].
Pour l'Europe, ce serait quelque chose comme... une nouvelle chute de l'empire
romain.
[1] يَا أَيُّهَا
الرَّسُولُ بَلِّغْ مَا أُنزِلَ إِلَيْكَ مِن رَّبِّكَ ۖ وَإِن لَّمْ تَفْعَلْ
فَمَا بَلَّغْتَ رِسَالَتَهُ ۚ وَاللَّهُ يَعْصِمُكَ مِنَ النَّاسِ ۗ إِنَّ
اللَّهَ لَا يَهْدِي الْقَوْمَ الْكَافِرِينَ
اعْلَمُوا أَنَّ اللَّهَ شَدِيدُ الْعِقَابِ وَأَنَّ اللَّهَ غَفُورٌ
رَّحِيمٌ (98) مَّا
عَلَى الرَّسُولِ إِلَّا الْبَلَاغُ ۗ وَاللَّهُ يَعْلَمُ مَا تُبْدُونَ وَمَا تَكْتُمُونَ (99 [2]
[3] A-sâffat, 83 et s.
فَقَاتِلْ فِي سَبِيلِ اللَّهِ لَا تُكَلَّفُ إِلَّا نَفْسَكَ
وَحَرِّضِ الْمُؤْمِنِينَ عَسَى اللَّهُ أَن يَكُفَّ بَأْسَ الَّذِينَ كَفَرُوا
وَاللَّهُ أَشَدُّ بَأْسًا وَأَشَدُّ تَنكِيلًا النساء (84)
[10]
[12]
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/lettres/s002/l093.htm
[13]
Philippe Buc, Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes chrétiennes de
la violence en Occident, traduit de l'anglais par Jacques Dalarun,
Gallimard, Paris, 2017, p.23.
[15]
Mohamed-Sghir
Janjar, "Prosélytisme et/ou da'wa. Réflexion sur le cas de l'islam",
Histoire, Monde et Culture religieuse, numéro 28, décembre 2013, p. 142.
[16] En 2012, Le Haut conseil des oulémas avait pris une position favorable à la mort de l'apostat. Voir, Marina Eskandar, Traduction d’un extrait du document rédigé par des leaders religieux marocains sur la liberté de croyance dans l’Islam, Sabîl al-‘ulamâ’, (II Partie, chapitre 1, paragraphes 4-5, p. 96 -101) http://www.oasiscenter.eu/fr/articles/religions-et-espace-public/2017/02/20/declaration-des-oulemas-marocains-sur-l-apostasie.
[17]
http://www.ohchr.org/Documents/Press/21451/18CommitmentsonFaithforRights.pdf
[18]
L'optimisme
auquel j'adhérai au moment où je rédigeai la conclusion de Aux fondements de
l'orthodoxie sunnite, n'est plus de mise aujourd'hui.
[19]
Yadh Ben Achour, Aux fondements de l'orthodoxie sunnite, Presses
universitaires de France, Paris, 2008. Cérès éditions,Tunis, 2009.