vendredi 26 octobre 2012

La Tunisie entre le message de la Révolution et la réalité des élections


Entre décembre 2010 et janvier 2011 la Tunisie s'est engagée dans un processus révolutionnaire, rapide mais profond. Ce processus est « révolutionnaire » pour les raisons suivantes.

Premièrement. Ce processus devait, en premier lieu, détruire un régime dont rien ne laissait prévoir la fin. Contre ce régime toutes les sonnettes d'alarme ont été utilisées. L'action de la Ligue tunisienne de défense des droits de l'homme, celle de l'Association des femmes démocrates, celle du Conseil national pour les libertés en Tunisie, celle des partis politiques d'opposition, celle des intellectuels révélée, notamment, par la missive des universitaires indépendants du 22 avril 1994. Mais aucune de ces initiatives n'a réussi à ébranler le régime. Au contraire elles ont souvent été un alibi pour augmenter sa force d'exclusion et de répression.
Deuxièmement. Il s'agit, en deuxième lieu, d'un changement radical des mentalités. Pour la première fois, dans le monde arabe, le message démocratique est intériorisé. À partir du 14 janvier 2011, l'idée démocratique ne peut plus être regardée comme un article d'exportation. Ce message est articulé autour des idées de liberté et de pluralisme politique, de dignité de l'homme et de justice sociale, enfin de probité dans la gestion des affaires publiques. Sans aller jusqu'à dire que le message révolutionnaire était consciemment laïc, il ne fait aucun doute qu'au cours des événements, aucun slogan à caractère religieux n'a été entendu. Le message était donc amplement sécularisé.
Troisièmement. La révolution, enfin, bouleverse les pratiques politiques et les procédures d'organisation du système politique. Cela se manifeste tout d'abord par l'idée d'une réorganisation totale du système politique, par l'intermédiaire d'une assemblée constituante. L'idée fut imposée par la rue et les sit in de casbah 1 et casbah 2. Cela se manifeste également par le foisonnement des partis politiques autorisés légalement. Enfin, cela se manifeste, sur le plan institutionnel, par la « révolution » du système juridique, initiée par la Haute instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. C'est, en effet, la haute instance qui dés le début de sa première séance, le 17 mars 2011, a préparé l'ensemble du cadre juridique destiné à permettre des élections libres, transparentes et pluralistes, en vue de l'élection d'une Assemblée nationale constituante.
En conclusion, nous pouvons affirmer que la révolution tunisienne constitue un véritable message en vue de la reconfiguration du système social et politique.
B.
Mais, entre le message de la révolution et la réalité des élections, il existe un décalage, plus ou moins accentué, selon les interprétations. Tout d'abord les élections ont montré que l'activisme révolutionnaire est démenti par le résultat des élections. L'inscription des électeurs s'est heurtée à un certain nombre de difficultés. Tous les observateurs ont été frappés par la passivité des électeurs. Il a fallu prolonger le délai d'inscription pour aboutir à presque 4 millions d'électeurs sur plus de 7 millions. Si plus de 70 % des électeurs inscrits se sont déplacés pour voter, la moitié des électeurs en âge de voter n'ont pas participé au scrutin. Par ailleurs, et c'est la deuxième observation, le message de la révolution a été « confisqué » par les différents partis politiques, chacun selon son mode de lecture du message révolutionnaire. Enfin, le résultat final a dégagé une large majorité de 37 % des suffrages exprimés et de 41 % des sièges à l'Assemblée constituante, au profit d'un parti d'inspiration religieuse.
En conclusion, nous pouvons affirmer que le peuple des élections n'est pas celui de la révolution. Au cours de la révolution, la masse électorale, dans sa majorité, constituait une masse passive, « dormante ». C'est elle qui se réveillera, par la suite, au cours des élections. Le fer de lance de la révolution était constitué par les jeunes blogueurs, internautes, et utilisateurs des réseaux sociaux comme Facebook, aidés par des syndicalistes, des militants des partis d'extrême gauche, des diplômés chômeurs, venant des quatre coins du pays pour investir la place de la Casbah. Il faudrait disposer d'une  cartographie sociologique plus précise de la révolution pour avancer avec plus de précision dans ce domaine. Mais nous pouvons affirmer que la confrontation auquel nous assistons aujourd'hui, dans cette période post-électorale, oppose en vérité, mais également associe, ces deux émanations du peuple tunisien : celle de la révolution et celle des élections. On peut le constater à travers l'ensemble des conduites, débats d'idées et polémiques qui agitent, en ce mois de novembre 2011, l'opinion publique.
C.
Signe des temps : le parti de la Nahdha ne cesse d'insister sur ses positions modernistes. La comparaison avec l’AKP turc ou la démocratie chrétienne a été avancée. Il proclame son attachement au caractère « civil » de l'État, en particulier au moment où a été discuté le Pacte républicain au sein de la Haute instance de réalisation des objectifs de la révolution. Il affirme son adhésion aux principes de la démocratie ou encore à la neutralisation politique des lieux de culte, comme dans la « Déclaration sur le processus de transition » signée le 15 septembre 2011 par 11 partis politiques membres de la haute l'Instance. Il a plusieurs fois réaffirmées son respect du code de statut personnel, des libertés publiques fondamentales, de l'opposition, de l'alternance au pouvoir, de la liberté de croyance et d'expression. Par conséquent, il est indéniable, que les acquis de la modernité ont gagné une part importante de la direction de ce parti. Il reste cependant vrai que ce parti nuance son discours selon les circonstances et les vis-à-vis. D'autre part, il existe un décalage certain entre les positions de la direction du parti et les conduites organisées ou spontanées de la masse de ses adhérents. Ces ambiguïtés, à l'intérieur d'un même parti, prouve à la fois la matérialité de cette confrontation entre le message de la révolution et les positions originellement « islamistes » de la Nahda mais constitue également le signe d'une forte pénétration des idées modernes au sein d'un parti religieux conservateur.
Malgré le succès du parti islamique, le paysage politique tunisien, celui des institutions étatiques comme celui de la société civile, reste  marqué par le pluralisme politique et la consistance des organisations non-gouvernementales « progressistes ». Nous l'avons constaté à plusieurs reprises, notamment à propos de querelles autour de thèmes tels que le statut des femmes célibataires (propos de Souad Ben Rahima en novembre 2011), ou l'institution juridique de l'adoption, contestée par le chef du parti islamique qui propose son remplacement par une institution islamique, la « kafala ». À chaque fois qu'un acquis moderne de l'histoire tunisienne semble être remis en cause, une opposition véhémente et massive s'installe à travers la presse et l'ensemble des mass media, mais également à travers des manifestations de rue ou des réunions publiques. Certes, les causes d’inquiétude sont là : Persépolis, attaque du domicile du directeur de la chaîne Nessma, inquiétude des artistes, femmes agressées, affaire du niqab à l’université de Sousse, discours de Jebali du 13 novembre, mixité dans les restaurants universitaires, élèves ayant « dégagé » un professeur de dessin, les dessins étant contraires au texte coranique, toutes ces manifestations provoquent des réactions en chaîne, de la part de l'opinion « progressiste » ou « moderniste ».
 Le discours prononcé par le futur premier ministre Jebali le dimanche 13 octobre 2011 au théâtre de plein air de la ville de Sousse a entraîné des réactions en chaîne d'une étonnante vivacité. Par ailleurs, si la conquête d'une partie de l'espace public par des salafistes du Tahrir a bien eu lieu, il est aussi vrai que la conquête de l'espace se fait à  l'avantage de l'opinion moderniste. Nous pouvons le constater à travers le succès du théâtre ou des représentations satiriques, tels que Yahya Ya’ich de Fadhel Jaïbi, l'Isoloir de Tawfiq Jebali, ou encore 100 % Halal de Lotfi Abdelli. On peut également évoquer, à ce propos, la visibilité de plus en plus accentuée de la poésie de Mohamed SeghaÏr Ouled Ahmed, à l’esthétique radicalement moderniste.
Quels que soient les aléas de la politique des partis et de l'évolution des institutions, il n'y aura pas de marche arrière par rapport aux acquis fondamentaux de la révolution. Sur ce plan, les institutions de la société civile restent et demeureront le principal gardien.
19/11/2011

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