Aujourd’hui que nous fêtons
le dixième anniversaire de la révolution, une question lancinante revient encore
une fois sur la scène du débat public : la Tunisie a-t-elle véritablement vécu
une révolution ?
Une frange de l’opinion
répond par la négative. Cette opinion se base évidemment sur les résultats
véritablement décevants par rapport aux promesses de dignité et de justice formulées
par la révolution. En effet, la situation actuelle de notre pays, sur le plan des
institutions politiques, celui des services publics, de l’économie, des
finances publiques, mais surtout sur le plan psychologique est véritablement cauchemardesque.
Cette situation est allée en s’aggravant avec le temps. La révolution n’a donc
servi à rien. La confiance est brisée. La corruption galopante. Le parlement
discrédité. Les partis politiques condamnés. L’exécutif divisé. L’État a perdu une
partie de son autorité. La révolution est donc agonisante sinon déjà enterrée. Cette
analyse me semble cependant superficielle et erronée. Pour trois raisons essentielles.
Les trois piliers de la
révolution
La première est qu’on oublie
qu’une révolution est un traumatisme social et non la réalisation du paradis
terrestre. Attendre d’une révolution des bienfaits tangibles et immédiats,
c’est mal connaitre l’histoire des révolutions dans le monde et se laisser
piéger par une « conception miraculeuse » de la révolution. Une telle conception ouvre évidemment les
portes toutes grandes à la désillusion. Tel est l’état psychologique qui capte
l’opinion en ce dixième anniversaire de la révolution.
La deuxième raison est que la
révolution tunisienne a pleinement réalisé la moitié au moins de son message, la
mise en œuvre d’un régime démocratique. Il ne faut surtout pas réduire cet
accomplissement démocratique à la seule liberté d’expression, comme on l’entend
souvent. La liberté de pensée et d’expression constitue certes l’un des piliers
du régime démocratique, mais elle n’en est pas l’élément exclusif. Bien que le
paysage politique se caractérise par un fonctionnement chaotique, ce qui
s’explique par le manque d’expérience et de discipline des acteurs, la Tunisie
n’en a pas moins réussi l’expérience démocratique qui couvre à la fois la vie
des idées et des arts, celle des partis politiques, l’exercice du pouvoir et
des contre-pouvoirs institutionnels, la transparence et la sincérité des
élections, la liberté de réunion, de manifestation etc. Il est donc erroné de
croire que la révolution a finalement débouché sur le néant.
La troisième raison est que
cette analyse qui impute les difficultés du présent à la révolution, jusqu’au
point de la nier totalement, est fondée sur un raccourci intellectuel
hallucinant. En effet, le plus important dans une révolution, c’est le message et
les ressources symboliques qu’elle laisse en héritage aux générations futures.
Une révolution est fondatrice d’une nouvelle pensée, de nouvelles perspectives
du social et du politique, de nouveaux droits et de nouvelles libertés. On ne
peut la juger, à partir des événements historiques immédiats qui la précèdent.
Il me semble erroné de s’appesantir sur la situation actuelle de notre pays,
pour en conclure que la révolution n’a pas eu lieu, qu’elle n’a rien changé ou
que le régime dictatorial était meilleur. Cette dernière prétention est ni plus
ni moins une monstruosité. Ces jugements n’ont aucune valeur. Ils expriment des
réactions instinctives et confuses. Si on regardait d’un peu plus près la scène
politique de notre pays, avec un regard débarrassé de la surcharge brûlante
provoquée par l’actualité quotidienne, on verrait que le message de la
révolution reste d’une étonnante capacité de mobilisation et de présence, au
niveau de la pensée, comme au niveau de l’action. Une révolution ne se juge ni
par les variations boursières, ni par le taux d’inflation, ni par le taux de
croissance. Elle ne peut être jaugée non plus à l’aune de l’action politique malheureusement
chaotique. C’est quelque chose de plus profond qui se révèle par la force avec
laquelle le message de la révolution reste une référence politique et sociale
constante et une source de mobilisation permanente. Aujourd’hui, dix années
après l’événement révolutionnaire, le message de la révolution reste d’une très
grande vivacité et il restera encore bien enraciné dans les représentations
collectives du politique. Par conséquent, il ne faut pas que l’examen de la
révolution se laisse emmurer dans les contingences du moment présent. Le
cauchemar dont tout le monde discute, c’est précisément l’anti-révolution. J’irai
même plus loin. La situation actuelle, loin d’être le signe d’un échec, est au
contraire un signe de son succès, puisqu’elle maintient les revendications des
mouvements sociaux au plus haut niveau, toujours sur le fondement de
l’espérance lancée par la révolution. Une révolution, en effet, c’est une espérance,
une présence dirigeante toujours renouvelée. C’est un rappel de mémoire. Ceci
est tellement vrai que toutes les forces s’en saisissent, les islamistes
évidemment, mais, ironie de l’histoire, le Parti Destourien Libre. Abir Moussi
vient de lancer l’idée d’une révolution des lumières (thawrat al
tanwîr), pour redresser le mal des Ikhwân. L’idée de la révolution
s’impose à tous.
Les échecs n’ont pas de
liens directs avec la révolution
Je suis bien conscient des
lacunes et des déficits, même dans les domaines où s’est concrétisé le message
révolutionnaire. Ainsi, par exemple, lorsque nous considérons l’affaire Emna
Chergui et les autres procès d’opinion qui l’ont précédée, nous ne pouvons
qu’enregistrer un recul non seulement par rapport au message de la révolution
en lui-même, mais également par rapport aux dispositions de la Constitution sur
la liberté de pensée, de conscience et de religion. Toutes ces affaires
représentent de véritables scandales judiciaires au regard des critères démocratiques
et du droit international des droits de l’Homme. On peut par ailleurs relever
l’exploitation des libertés locales nouvelles par des personnes ou des partis
acquis aux doctrines théocentriques les plus rétrogrades, ou encore
l’infiltration du corps enseignant ou même de la police, de la justice ou de
l’armée par des éléments de l’islamisme orthodoxe. Cependant, dans le même
temps, des progrès se réalisent dans des domaines sensibles, par exemple, dans
les nouvelles jurisprudences abandonnant l’exclusion successorale pour disparités
de religion (affaire Madeleine Rousseau, 2016) ou reconnaissant le droit des
transsexuels au changement de sexe (affaire Lina-Rayan, 2018) ou confirmant la
liberté de s’associer pour les personnes à raison de leurs tendances sexuelles
(affaire Shams, 2020).
Je suis conscient également que la société
tunisienne reste une société composite en désaccord non pas sur des questions
idéologiques mineures ou sur des problèmes de gestion politique, mais sur des
questions fondamentales qui touchent aux valeurs profondes relatives à l’ordre
républicain et démocratique et du rapport entre Etat et religion. L’expression
la plus forte de ces antagonismes se trouve hélas dans la Constitution
elle-même, notamment dans le fameux article 6 qui pose le principe et son
contraire.
Je suis enfin conscient que
les acquis de la révolution sont menacés par ceux-là même qui parlent en son
nom dans le cercle des autorités de l’Etat. Le président actuel, pourtant élu
avec 73 % des suffrages, est l’un des principaux vecteurs de la crise politique
et institutionnelle que traverse le pays et un obstacle majeur à la tradition
réformatrice tunisienne. Son élection constitue, à mes yeux, une anomalie
démocratique et nous invite à réfléchir sur les élections quand elles se
retournent contre le régime démocratique en le vidant de sa substance fondée
sur la liberté, l’égalité et le droit. Nous en avions fait l’amère expérience
avec les fascismes européens en Italie et en Allemagne et aujourd’hui nous la
vivons autrement avec ce qu’on appelle le populisme, dans plusieurs pays
européens, en Amérique latine ou aux États-Unis.
Après une année d’exercice,
le président semble vouloir compenser son inertie par un trop plein de discours
obscurs, menaçants, complotistes et sans réelle consistance politique. Il
défend la révolution, avec des idées contre-révolutionnaires, aboutissant
paradoxalement au renforcement de l’islamisation des valeurs. Durant la nuit
dictatoriale, il s’est tenu prudemment à l’écart de toute protestation. Prenant
pompeusement Dieu, l’Histoire et le Peuple à témoins, Il développe des idées galvaudées
et sans nuances, sur la religion, la peine de mort, l’identité de genre, les
femmes, la culture, qu’il proclame avec suffisance, dans des discours
répétitifs et dans un style, une langue et une intonation insaisissables. Sur
la question de l’héritage, il reprend les positions les plus classiques
défendues par les courants littéralistes, sans tenir compte ni de l’évolution
des mentalités, des nouvelles configurations familiales, des mouvements sociaux
pour les droits, ni de la théologie islamique de la libération (Ali Shariati,
par exemple), ni de la philosophie des maqâsid, c’est-à-dire
l’interprétation du texte sacré conformément aux objectifs de justice et
d’équilibre de la loi sacrée, Il parle
dans la Tunisie du XXIe siècle, comme si des personnalités savantes aussi
différentes que Cheikh Salem Bouhajeb, Tahar Haddad, Mohamed Salah Ben Mrad
(considéré injustement comme un réactionnaire à cause de son ouvrage contre
Haddad), Tahar et Fadhel Ben Achour n’avaient pas existé, ce qui est une
manière de renier une partie de notre tunisianité. Il aurait pu pourtant
s’inspirer des avancées de la pensée islamique innovante, dans le sillage d’un
Najm Edine Al Tûfi ou d’Ibn Rushd. Toujours à propos de l’héritage, il parle
d’un texte clair et dirimant (qat‘i), sans se rendre compte que c’est un
problème d’interprétation et que les textes sur l’esclavage, notamment les
femmes esclaves (milk al Yamîn), la lapidation et la flagellation sont aussi
clairs et pourtant dépassés et inappliqués dans notre pays. Pourquoi traiter
autrement la question de l’inégalité successorale ? La politique présidentielle
va donc à l’encontre des principes émancipateurs de la révolution.
Un plan pour sortir de la
crise
La société tunisienne après
la révolution est donc dans une situation qui appelle des actions correctives
urgentes qui doivent s’inspirer des principes tracés par la révolution
elle-même. Sur le plan idéologique, il est impératif de défendre la société
tunisienne contre l’emprise de l’islamisation dans la société et l’Etat. Pour
cela, il faudrait constituer non pas un parti politique mais un mouvement
séculier de grande envergure fondé sur les principes de la révolution nationale
de l’indépendance et des acquis du bourguibisme. Les forces qui
défendent cette perspective sont nombreuses, actives, mais se trouvent
malheureusement éparpillées par l’effet du système politique et électoral. Le
pays gagnerait considérablement à les voir se rassembler sur des principes
démocratiques communs. En deuxième lieu, il faut « inventer » un modèle
économique fondé sur la justice sociale,
avec ses différents aspects économiques, budgétaires et fiscaux. C’est la
question la plus complexe. Sur ce point, je ne suis pas compétent pour donner
un avis circonstancié. Mais nous avons d’excellents spécialistes tunisiens qui
peuvent fournir des solutions adaptées aux réalités du pays. Par ailleurs, pour
assainir l’État et rétablir son autorité, il faut accorder une importance
particulière à la stabilisation des institutions constitutionnelles par
l’intermédiaire d’une réforme sage et prudente du code électoral, du règlement
intérieur de l’ARP et par la mise sur pied de la Cour constitutionnelle que les
dirigeants actuels ne semblent pas pressés de mettre en œuvre. Toujours dans la
même perspective de rétablir l’autorité de l’État, il faudrait poursuivre la
lutte contre la corruption qui, en cette fin d’année, s’étale au grand jour
avec l’affaire Soreplast et les déchets en provenance d’Italie.
Pour sortir de l’impasse, je
pense que l’initiative de l’UGTT de décembre 2020 constitue un tremplin solide,
mais qui mérite d’être précisé. Au crédit de l’UGTT, il faut considérer le
succès du dialogue national de l’année 2013, dans lequel le syndicat national a
joué un rôle clé, pour nous sortir d’une crise aussi grave que celle que nous
vivons aujourd’hui. La différence avec 2013, c’est que la crise actuelle touche
de manière particulière les catégories vulnérables de la population. Elle a
donc un aspect économique et social plus accentué. Pour cette raison, l’UGTT,
sans ignorer les autres aspects de la crise, accorde une « priorité absolue » à
la question. Pour gérer et diriger le dialogue, rapprocher les points de vue
entre les parties prenantes au dialogue, et procéder aux arbitrages
nécessaires, l’UGTT propose la mise sur pied d’un comité des sages composé de
personnalités nationales indépendantes qui travaillerait selon un agenda qui
reste à définir. Le principe de ce mécanisme peut être valablement retenu.
Cependant, la proposition manque de détails aussi bien au sujet des « parties
prenantes » au dialogue, que des personnalités nationales indépendantes. Par
ailleurs, le travail de ce comité préparatoire des sages doit aboutir à une
conférence générale qui, sur une base consensuelle, adopterait les décisions
finales de sortie de crise et préparerait ainsi la mise en forme d’une nouvelle
charte sociale. Cette dernière déterminerait les droits et les devoirs de
toutes les parties et des citoyens. Indépendamment de sa mise en application et
de sa force contraignante, la configuration de ce mécanisme, marqué par les
étapes du comité des sages, de la conférence générale et de l’adoption de la
charte sociale, ne me semble pas adaptée à la situation d’urgence dans laquelle
nous nous trouvons actuellement. Si le principe d’un nouveau dialogue national doit
donc être soutenu, non seulement pour avoir fait ses preuves dans le passé, mais
également parce que les procédures de concertation constituent les meilleurs
moyens de sortie de crise, la concrétisation du projet doit être revue. Il
reste enfin que la faiblesse de la proposition, à son point de départ, réside
dans le parrainage qui reviendrait au président de la République. Ce dernier, loin
d’être un rassembleur, contrairement au président Béji Caïd Essebsi est un
personnage clivant, inadapté à la situation.
Segments de l’histoire
courte et distance de la grande histoire
Dans l’ensemble de ce débat
sur la révolution et sa portée, il faut donc bien distinguer les segments de
l’histoire courte et les distances de l’histoire longue. Si nous élargissons
l’horizon du débat à l’ensemble du monde arabe, on pourrait se contenter de
dire que les révolutions commencées en Tunisie en 2011 n’ont été que des feux dont
la paille a fini par se consumer dans les cendres de la guerre civile, les
conflits internationaux entre puissances régionales et les interventions des
grandes puissances. L’Égypte a renoué avec sa tradition du coup d’État
militaire, la Syrie maintient son dictateur tout en sombrant dans la
destruction, le Yémen malgré de multiples accords connaît une situation
humanitaire des plus désastreuses, l’Algérie retrouve en partie ses vieilles
habitudes et le hirak a perdu son souffle pour cause de covid 19. Après les
péripéties traumatisantes de la guerre civile, quelques espoirs s’offrent aujourd’hui
à la Libye avec l’accord de cessez-le-feu du 23 octobre et le forum politique
qui constitue le prélude pour les élections prévues en décembre 2021. Mais, globalement
le tableau est loin d’être reluisant. Pourtant, qui s’arrêterait là commettrait
encore une erreur d’appréciation historique pour s’être fixé sur les segments
de l’histoire présente en oubliant la distance qui les relie. Cette distance,
il faut la parcourir à partir de la première révolution populaire soudanaise de
1964. À partir de là, nous constatons que dans l’ensemble du monde arabe le
projet démocratique est devenu un projet national, constamment recommencé. Le rappel de mémoire poursuit son chemin. La
révolution soudanaise de 1964, la révolte algérienne de 1988, le mouvement Kifaya
de 2005 en Egypte, la grève de la faim en Tunisie, la même année, le
soulèvement du bassin minier en 2008, le soulèvement pacifique au Soudan à
partir du 19 décembre 2018, le soulèvement pacifique algérien de 2019, le
surgissement de la déconfessionnalisation de la politique au Liban et dans
l’Irak d’une jeunesse révoltée, constituent autant d’échelonnements d’une
demande démocratique.
Mais ce
que je viens de dire s’applique également, ne l’oublions pas, à la Syrie, au
Maroc, au Yémen et à la Libye. Le Yémen que nous voyons aujourd’hui se
disloquer, était en train d’achever en septembre 2013 une œuvre véritablement
révolutionnaire avec la Conférence du Dialogue national global.
La Charte adoptée par la Conférence qui devait préfigurer la
future constitution yéménite, représentait une avancée saluée à l’époque comme
une réussite de la révolution yéménite et considérée comme un modèle. Les
positions de la Charte sur la religion, l’État civil et démocratique, la
déclaration universelle des droits de l’homme et les pactes sur les droits
civils et politiques, constituent des progrès dans la voie démocratique. Mais le cas du Yémen n’est pas isolé. L’expérience du Congrès
national général libyen, élu le 7 juillet 2012, est aussi significative, en
tant que réalisation d’une demande démocratique. L’échec des expériences
syrienne, libyenne, yéménite ne s’explique pas exclusivement par la résistance
des dictateurs ou de leurs partisans, mais aussi par la confessionnalisation forcée
des conflits internes, leur violence milicienne, les conflits de suprématie et
encore plus gravement par les interventions extérieures et les intérêts entre
puissances. Pour cette raison, le slogan pacifiste algérien silmiyya,
est une stratégie de sagesse. La non-violence des révolutions est également une
idée neuve, bien que sa paternité n’en revienne pas au monde arabe. Il ne faut
pas confondre la non-violence des révolutions et l’idée de révolution
pacifique. Les révolutions pacifiques n’existent pas. En revanche, la
non-violence peut constituer une stratégie révolutionnaire. Et la violence ne
peut plus être considérée comme un critère nécessaire des révolutions. Cette
stratégie de la non-violence, il est vrai, ne garantit pas la paix civile. La
féroce répression en Irak en novembre-décembre 2019, avec ses centaines de
morts et ses milliers de blessés, en est une preuve. Par ailleurs, nous savons
tous qu’il est facile pour les adversaires d’une révolution de provoquer la violence
civile et risquer la guerre, uniquement pour se maintenir au pouvoir.
Il
ne faut donc pas se précipiter pour trancher dans le sens de l’échec définitif
des révolutions arabes. La graine de la révolution démocratique est semée. Le
rappel de mémoire se prolonge. Pour le dixième anniversaire de leur révolution,
les Tunisiens ne doivent pas l’oublier.
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