vendredi 22 mars 2024

Les sociétés islamiques et l’idée de constitutionnalité (La société de droit contre l’État de droit)


Yadh Ben Achour

Dans le monde actuel, notre schéma de compréhension du système juridique passe nécessairement par l’État. Autrement dit, le système juridique fait partie du monopole de l’État qui pose les règles, principalement par la loi. Pour mettre en exécution cette loi et résoudre les litiges, l’État dispose des mécanismes judiciaires et administratifs. Ce modèle n’est cependant pas universel et le professeur et grand ami Henri Pallard n’a cessé de l’écrire. Certaines sociétés, en effet, édifient leurs règles de conduites relatives à la possession de la propriété de la terre et des biens, aux relations personnelles, à la régulation sexuelle, à l’échange des biens, indépendamment des instances qui exercent la direction politique. Ce fut et c’est encore partiellement le cas des sociétés islamiques qui sont, d’après l’expression de l’historien Hédi Timoumi, « des sociétés de droit », non des États de droit[1]. Développons cette idée.

Par société de droit, il faut comprendre les systèmes sociaux dans lesquels l’existence et l’évolution du droit se trouvent intimement imbriquées dans celles de la société elle-même, par la voie des coutumes, des usages, des mœurs, des cultes ancestraux, et donc de l’harmonie, voire même de l’unité entre le monde des croyances, de la morale, de l’éthique, de la religion et celui du droit. À moins d’être attaqué de l’extérieur, ce conglomérat normatif a une capacité de résistance et de durabilité remarquables et une vitesse d’évolution relativement lente. Les sociétés de droit constituent leur propre législateur. Le pouvoir y existe évidemment, il est même souvent omnipotent, mais il n’a pas pour fonction essentielle d’exercer ce que nous appelons de nos jours le pouvoir législatif. Historiquement, les sociétés de droit n’ont donc pas eu besoin d’État pour la détermination de leurs normes de conduites collectives ou individuelles. Il y est admis une distinction fondamentale entre la fonction de diriger et celle de légiférer. Remarquons que ces sociétés de droit, n’ont rien à voir avec les sociétés primitives ou sans État, ou encore les sociétés « contre l’État », examinés par Pierre Clastre[2].

Dans les développements qui suivent, nous allons expliquer pourquoi nous considérons les sociétés islamiques comme des sociétés de droit, au sens précédemment indiqué. Nous examinerons par la suite les présupposés fondamentaux de l’État de droit et quel impact les concepts fondamentaux de la société de droit peuvent avoir sur la question de la constitution, tout d’abord, et de la constitutionnalité ensuite.

I. Les sociétés islamiques, sociétés de droit

Les sociétés islamiques sont loin d’être des sociétés homogènes. Dans leur histoire passée, comme dans le présent, elles présentent des traits discordants et parfois même en totale opposition. Il en est ainsi, non, seulement sur le plan linguistique, géographique, culturel ; sur le plan des structures sociales, économiques et psychiques ; sur le plan du développement institutionnel, administratif, judiciaire, fiscal ; mais même sur le plan religieux. Il serait donc erroné de les présenter comme des entités relevant d’un modèle unique.

Cependant, il est impossible de nier ce trait commun fondamental qui caractérise quasiment toutes les sociétés islamiques et qui se manifeste par cette construction mentale, à la fois spirituelle et normative, qui couvre de tout son poids toutes les sociétés islamiques et qui porte en elle certaines valeurs fondamentales, personnelles et collectives partagées par tous. Les vecteurs fondamentaux de cette structure d’idées et d’aspirations sont constitués à la fois par les tribus et leurs dirigeants (shuyûkh), donc au  niveau ethnique primaire, mais également par les villes avec l’ensemble de leurs acteurs, espaces d’échange et de circulation (souks, medersas, mosquées, casernes, monastères, mausolées), et par les personnalités du monde civil et religieux représentées par les saints (awliyâ), les juges (cadhis) et leurs auxiliaires (kuttab, ‘udul), les jurisconsultes (muftis), les professeurs et les enseignants (mashâyikh, mudarrissûn, fuqahâ). Au sommet de la hiérarchie sociale se situe évidemment le pouvoir politique avec toute son organisation militaire, sécuritaire, administrative, fiscale et judiciaire. Tous ces organismes et ces acteurs peuvent évidemment entrer en conflits ouverts ou larvés et même provoquer au sein de la société toutes sortes de troubles plus ou moins intenses, allant jusqu’au schisme ou à la guerre civile. Cependant, ils demeurent et se maintiennent à l’intérieur de la même sphère de dogmes, d’éthique et de droit. Cette sphère est partagée par la grande majorité du peuple des croyants.

L’absence d’église et le fait que le peuple, en concordance avec la classe des shuyukh civils et religieux, soit le gardien principal de sa propre croyance religieuse, donne à cette dernière une dimension politique exceptionnelle. Il est vrai que ce trait a existé historiquement dans toutes les sociétés, notamment dans les sociétés européennes avant la grande fracture laïque et le moment spinozien au 17ème siècle, puis les révolutions du 18ème siècle. En islam, cependant, grâce à cette alliance entre le pouvoir civil, le pouvoir religieux et la masse du peuple des croyants, il prend un caractère particulier, populiste avant l’heure. Même si la société « participe à sa manière à une dynamique générale planétaire de l’émergence de l’individu, en tant que rapport politique »[3], « même si le groupe ethnique, la famille élargie ou restreinte ne sont plus dans la logique étatique, que des cadres de référence de type plutôt administratif, en voie de disparition (ou de transformation) »[4], le frère en religion, le sujet soumis au pouvoir à l’autorité villageoise ou de sa tribu, représentée par ses chefs (shuyûkh), concurrencent sur la longue période le statut du citoyen. La logique communautaire prime la logique étatique et même si, à partir du 17ème siècle, nous assistons à un « affermissement de la logique étatique »[5], la logique communautaire continuera à produire ses effets sur le long terme. En d’autres termes, la société de droit ne disparaîtra pas entièrement de la scène. Elle conservera sa force comme toile de fond de l’État moderne.

Le résultat, c’est que la charia, qui englobe l’ensemble des normes de l’éthique et du droit constitue une part importante de l’identité, aussi importante que la langue ou les mœurs. Elle n’est pas comprise par ses adeptes comme une simple question de régulation, mais comme un ensemble de traits constitutifs de l’identité. Il s’agit même, on pourrait le dire, d’une « suridentité », puisque non seulement elle dispose d’une dimension politique, mais également d’une dimension spirituelle qui engage l’entièreté de l’être, dans sa plus grande profondeur.

Pour ne pas verser dans l’abstraction et le récit déconnecté du réel, il faut reconnaître que cette sphère normative a été contournée, déjouée et même contredite de plusieurs façons au niveau de la pratique juridique et celle des mœurs[6]. Par les diverses techniques de l’interprétation (ijtihad), des ruses juridiques (hiyal), de la force des contraintes sociales (dharûrat), des tolérances (taysîr, rukhass), la charia, en particulier dans sa partie juridique, a constamment évolué, pour s’adapter au réel. Ni le droit pénal, ni le droit de la famille, encore moins le droit public, tel que conçu par les textes sacrés, Coran et Sunna, ainsi que par la doctrine juridique des différentes écoles, n’ont été à l’abri du défi des réalités politiques et sociales et des contraintes de l’histoire. Ces écarts et déviances n’ont cependant jamais été compris et interprétés comme des distanciations par rapport au Texte. Ils ont toujours été sentis, sur le plan des compréhensions collectives et sur le plan psychologique, comme relevant intégralement de l’ordre charaïque. Parler de laïcité du droit en terre d’islam, constitue par conséquent une facilité de langage, dans la mesure où cette laïcité existe, sans être, s’impose, sans être reconnue, ni déclarée, se trouve soumise à un recadrage perpétuel destiné à la maintenir au sein de la construction d’ensemble. C’est pour cette raison fondamentale que la société islamique de droit ne peut aisément s’harmoniser avec l’État de droit et ses exigences en matière de contrôle de la constitutionnalité de la loi, comme nous allons le présenter dans ce qui suit.

II. Société de droit, État de droit

L’État de droit, c’est l’articulation horizontale et verticale des deux concepts fondamentaux d’État et de droit. En effet, d’un côté, l’État pose le droit et d’un autre côté, il lui est soumis.

Mais ce qu’il faut noter c’est que l’État de droit présuppose l’État, en tout premier lieu. L’État est une forme spécifique de pouvoir politique qui ne s’identifie pas à la personne qui exerce le pouvoir, que cette personne soit royale ou républicaine ou qu’elle prenne une autre forme. Il est vrai que l’existence charnelle du chef ne disparaît pas complètement dans la structure étatique. Les grandes personnalités historiques, même dans les États modernes et démocratiques, dominent largement l’État, ainsi que tous les autres pouvoirs de l’État. Cependant, dans l’État, au sens moderne du terme, celui-ci, par l’affirmation de sa personnalité morale et sa constitution, transcende, en toute circonstance, la personne du dirigeant quelles que soient sa force et sa légitimité. Dans le concret, l’État se manifeste par des organismes civils administratifs, nationaux, régionaux et locaux eux-mêmes autonomes par rapport aux fonctionnaires qui les dirigent. Ces organismes disposent eux-mêmes de compétences, mais ces compétences se trouvent strictement définies et limitées par les textes juridiques adoptés par l’État lui-même. Dans cette théorie de l’État, ce dernier constitue la source de son propre droit. Autrement dit, il est lui-même son propre législateur et l’auteur de sa propre constitution, de ses lois et de toute règlementation inférieure.

L’État de droit, dans un deuxième temps, suppose la soumission de l’État au droit. Cette idée, en apparence toute simple, a des implications philosophiques et juridiques importantes et d’une forte complexité. De quel droit s’agit-il ? Droit naturel ? Droit divin ? Coutumes ? Loi positive ? Par quelles techniques juridiques se concrétise la relation entre l’État et le droit ? Quels sont les organismes chargés d’assurer cet objectif, de contrôler sa réalisation et enfin de censurer et sanctionner les violations de ses principes et règles ?

Retenons que l’idée générale qui préside à ce schéma, c’est que l’État adopte souverainement la loi, mais doit s’y conformer, et que, d’autre part, il adopte également sa constitution et doit également s’y conformer, c’est-à-dire la respecter dans sa fonction de législateur et d’exécutant (exécutif). L’idée de la constitutionnalité est une composante logique de l’État de droit. Elle est née simultanément, comme le prouvent la jurisprudence anglaise du 17e siècle[7]puis l’arrêt américain Marbury contre Madison de 1803[8]. Le schéma kelsénien d’une cour chargée spécialement de la constitutionnalité des lois, comme dans la constitution autrichienne de 1920, n’en est qu’une expression particulière[9].

La société de droit, telle que nous l’avons définie dans la première partie, ne peut, ni logiquement ni structurellement, se plier à ce schéma. La conception de l’État législateur souverain heurte sa propre conception d’un État juridiquement et statutairement neutre. Cette opposition est d’autant plus accentuée que la source du droit émane non seulement de la société elle-même, mais également d’un Souverain absolu et total situé en dehors du monde, d’un Souverain au sens le plus complet du terme. Les idées de la loi et de la constitution se trouvent par conséquent extrêmement relativisées dans ce modèle de la société de droit.

III. La société de droit face à la constitutionnalité

La constitutionnalité a plusieurs sens. Au sens primaire, elle signifie l’existence d’une constitution de l’État. Ensuite, elle implique la soumission de toutes les normes inférieures à cette constitution, placé en haut de la hiérarchie des normes juridiques, comme l’a enseigné Kelsen. Elle signifie, par ailleurs, l’existence d’un contrôle de constitutionnalité, par un organe généralement juridictionnel qui s’assure que toutes les règles de droit découlant des textes inférieurs se conforment à la constitution, sous peine d’annulation ou d’autres sanctions. Si nous admettons, dans une perspective libérale, que la constitution est un texte qui a pour objectif non seulement de réglementer le fonctionnement de l’État, mais également de protéger les droits individuels, cela implique que la constitutionnalité, par elle-même, constitue une protection des droits humains.

Or, on ne peut véritablement croire à la loi de l’État, ni à la constitution de l’État, en ayant en arrière-fond une loi divine qui s’impose impérativement et absolument à tous, y compris évidemment à l’État. L’État, sa loi et sa constitution resteront des concepts faibles, par rapport à l’ordre divin, avec son arsenal de figurations, de principes et de règles. Comme la véritable vie n’est pas la vie terrestre, la véritable constitution et la véritable loi ne sont pas de ce monde. Ainsi, l’implication essentielle d’une idée de constitution, en tant que norme suprême dans l’ordre juridique et qui se concrétise par la technique de constitutionnalité, ne peut recevoir la consécration qui lui est accordée dans l’État de droit. L’État ne peut être considéré comme le souverain absolu, la constitution et la loi de l’État ne peuvent contrevenir à la loi de Dieu, les droits de l’homme doivent passer après les droits de Dieu.

Cela étant, nous pouvons mieux comprendre les difficultés qu’éprouvent les sociétés islamiques dans leur confrontation, avec les idées modernes d’État, d’État de droit, de loi, de constitution et de droits humains. Ce que nous disons ne signifie pas qu’il est impossible pour les sociétés islamiques de vivre l’expérience de l’État de droit avec toutes ses implications. Le croire, relève de l’essentialisme. Cela signifie simplement que, confronté à des idées venant le déranger de l’extérieur, comme c’est le cas dans le monde actuel, le système juridique islamique aura des difficultés d’adaptation considérables et vivra au cours de cette période transitoire de passage — qui peut être séculaire — entre la société de droit et l’État de droit, un ensemble de déphasages, de distorsions et de contradictions. Examinons cette question.

Les constitutions déclarent d’un côté le caractère démocratique de l’État, la protection et la garantie des droits humains, la souveraineté du peuple, la loi, comme expression de la volonté générale, mais posent, d’un autre côté, la prévalence de la charia, la garantie des droits de Dieu, l’exclusion de certaines minorités religieuses, la soumission de la loi aux prescriptions religieuses.

Dans les travaux des assemblées constituantes, en particulier les assemblées qui ont été dominées par les partis islamistes, comme en Égypte ou en Tunisie, après les révolutions de 2011, les tentatives ou actions d’islamisation de la constitution sont notoires. Nous constatons alors que la constitution perd son caractère de loi suprême de l’État pour devenir l’expression de la soumission de l’État à un droit qui lui est supérieur. Les clauses des constitutions dans le monde musulman qui disposent que « l’islam est la religion de l’État », ou encore que la « charia islamique est la source principale » ou « l’une des sources principales de la loi » en sont une illustration. Lors de la première réunion de l’Assemblée nationale constituante tunisienne en novembre 2011, un député affirma : « Nous allons introduire dans la constitution des dispositions pour que l’islam soit la référence à partir de laquelle notre honorable assemblée tirera les lois, les institutions judiciaires et éducatives, sociales et politiques, si Dieu le veut. » Par la constitution, on aboutirait ainsi à une islamisation totale de l’État et de la société. L’article 6 de la Constitution tunisienne de 2014 est significatif à cet égard, puisqu’il place la religion au centre des préoccupations fondamentales de l’État : « L’État protège la religion, garantit la liberté de croyance, de conscience et de l’exercice des cultes. Il assure la neutralité des mosquées et des lieux de culte de l’exploitation partisane. »

L’État s’engage à diffuser les valeurs de modération et de tolérance, protéger le sacré et empêcher d’y porter atteinte. Il s’engage également à prohiber et empêcher les accusations d’apostasie (takfîr), ainsi que l’incitation à la haine et à la violence et à les juguler. » La constitution tunisienne de 2022 affirme dans son article 5 : « La Tunisie constitue une partie de la nation islamique. Seul l’État est habilité à réaliser, dans un régime démocratique, les objectifs de l’Islam authentique en vue de préserver la vie, l’honneur, les biens, la religion et la liberté ». Ainsi, comme l’écrit le professeur Rafaâ Ben Achour, « L’article 1er de la Constitution de 1959 repris in extenso par la Constitution de 2014 a été troqué en faveur d’une conception traditionaliste religieuse qui renie l’État nation et qui fait de l’État le serviteur de la religion et de ses finalités »[10]. C’est au nom de cette supra-constitutionnalité qu’a été abandonné le projet d’établir l’égalité successorale entre l’homme et la femme.

Sur le terrain des droits humains, la conception islamique majoritaire et la philosophie moderne ne sont pas d’une évidente compatibilité. Pour assurer la compatibilité des deux perspectives, il faut adopter une attitude philosophique, autrement dit une attitude de relative incertitude métaphysique. Cette attitude, évidemment, n’est pas le trait caractéristique de la culture islamique, dans son ensemble. La philosophie des droits humains, même croyante, « procède à une sorte d’éclipse de Dieu, au moins dans le monde du droit et de l’État »[11]. La théologie ainsi que la théorie du droit en islam accordent la primauté aux droits certains et absolus de Dieu (huqûq allah), tel qu’interprétés par les gestionnaires du sacré.

Certains systèmes, comme ceux de l’Arabie Saoudite, de l’Afghanistan ou de l’Iran, constituent une mise en application quasiment intégrale du droit religieux, des sortes « d’États de religion »[12]Après la révolution islamique de 1979 en Iran, la loi pénale abroge les textes d’inspiration occidentale et les remplace par des dispositions inspirées du droit musulman avec sa classification en hodoud[13]ghessass[14], diat[15]tazirat[16].

D’autres systèmes, portent le label de « République islamique »[17]. Les « républiques islamiques », comme le Pakistan[18] ou la Mauritanie, consacrent le principe de la primauté du droit islamique, en particulier dans les domaines du droit pénal, du droit de la famille, du droit des successions et parfois du droit de la propriété foncière et des contrats. En vérité, la qualification de « République islamique » par la constitution est tout à fait formelle. La substance de l’État se situe sur le terrain religieux. Prenons l’exemple de la Mauritanie. « La Mauritanie est une république Islamique indivisible, démocratique et sociale ». Cet article 1er de la constitution de 1991 définit le régime de l’État. Sur le rapport de l’État et de la religion l’article 5 enchaîne : « L’islam est la religion du peuple et de l’État ». Cet exemple illustre le rapport particulier que nous avons analysé précédemment entre la société de droit et l’État de droit. Une section du code pénal est intitulée « Attentats aux mœurs de l’islam. Hérésie, apostasie, athéisme, refus de prier, adultère ». Toutes ces infractions sont considérées comme des crimes et punissables de la peine de mort.

IV. Conclusion

Ces exemples montrent clairement l’impact que peuvent avoir ces dispositions constitutionnelles sur le contrôle de la constitutionnalité par le juge ou même par un autre organisme. À première vue, par l’effet de ces dispositions, le contrôle de la constitutionnalité, que ce soit par le juge ordinaire, ou par une cour constitutionnelle, n’est plus véritablement un contrôle de la constitutionnalité des lois de l’État, dans un État de droit, mais un contrôle de constitutionnalité de la société de droit sur l’État de droit. Une enquête approfondie sur la jurisprudence constitutionnelle dans les pays musulmans pourrait confirmer cette thèse. 

Sans entrer dans le détail de cette question, nous nous contenterons de signaler que les difficultés qui attendent le juge constitutionnel se situent sur différents plans. Tout d’abord, quel est exactement la portée des dispositions constitutionnelles qui comportent une référence à l’islam, en tant que religion d’État, source principale de la législation ou source exclusive de cette dernière. À ce niveau, plusieurs interprétations sont possibles et le juge constitutionnel doit procéder à des choix difficiles pour faire prévaloir, soit le droit de la majorité sociale croyante, attachée à la loi religieuse et s’identifiant à elle, soit celui de l’État qui cherche précisément à réformer cette société pour la mettre au diapason des différentes formes de modernité. Ce choix est évidemment politique. Ensuite, quelle est la signification juridique de la religion et sa portée ? Autrement dit, quelles sont les dispositions religieuses contraignantes pour le juge, comment les déterminer ou les fixer ? Le juge doit recourir, pour répondre à cette question, à des choix subjectifs et polémiques, parce que tout simplement politiques. Pour ne donner qu’un seul exemple, la Cour constitutionnelle égyptienne a procédé à une distinction entre les règles absolues de la charia islamique et celles qui sont relatives et dérogeables par la loi[19]. Ce choix purement volontariste et subjectif n’est évidemment pas à l’abri de la contestation et est susceptible de provoquer des tensions sociales. À cause de cela, la jurisprudence constitutionnelle peut osciller entre les interprétations à tendance théocratique et les interprétations à visée séculière. Ensuite, une fois que ces choix sont établis, nous revenons forcément au problème éternel de l’interprétation du texte religieux lui-même. Et là encore, nous ouvrons la voix à l’incertitude et aux contradictions. 

Il reste à nous interroger sur l'effet réel de l'islamisation constitutionnelle ou de la constitutionnalisation de l’islam. Certains auteurs, comme Seyyed Vali Reza Nasr, ont montré que l’islamisation constitutionnelle profite bien plus à l’État qu’à l’islam[20]. Comme l’a montré Ran Hirschl, à partir de l’exemple malaisien, le résultat peut-être assez surprenant : « La constitutionnalisation de la religion permet non seulement de formater et de domestiquer la religion mais encore d’en neutraliser le potentiel de radicalité́ de manière qu’elle en préserve les avantages pour l’État. Que cela se déroule de manière amicale ou hostile ou encore d’une autre manière, la constitutionnalisation de la religion et des instances qui la représentent officiellement se fait au bénéfice du projet de domestication étatique de la religion ; elle permet de lui opposer un contre-pouvoir tout en l’instrumentalisant au profit de la cohésion nationale »[21]. Le plus rusé des deux n’est probablement pas celui qu’on pense. L’État serait-il donc le renard et l’Islam le corbeau ?



[1] Hédi Timoumi, Kayfa sâra al-tûnisîyyuna tûnisîyyînComment les Tunisiens sont-ils devenus tunisiens ? Éd. Dâr Muhammed-’Ali li-al- Nashr, Tunis, 3e éd., 2019, p. 169.

[2] Pierres Clastres, La Société contre l’État, Éditions de Minuit, 1974. Maxime de Brogniez, « Droit et liberté́ dans les sociétés sans État : une relecture de Pierre Clastres à la lumière d’une approche microscopique du droit », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, Volume 86, 2021/1, p. 5-36, Éditions Presses de l’Université́ Saint-Louis, Bruxelles. La propriété essentielle de la société primitive, c’est d’exercer un pouvoir absolu sur tout ce qui la compose et d’interdire l’autonomie des sous-ensembles qui la constituent. La tribu manifeste par tradition et par la violence sa volonté d’empêcher l’émergence d’un pouvoir politique individuel, central et séparé.

[3] Abdelhamid Hénia, Le frère, le sujet et le citoyen. Dynamique du statut politique de l’individu en Tunisie, Les Éditions l’Or du Temps, 2015, Tunis, p. 181.

[4] Ibid., p. 42.

[5] Ibid., p. 37 et p. 42.

[6] Nejmeddine Hentati, « Rôle de la coutume dans la formation du droit malikite », Der Islam, Journal of the History and Culture of the Middle East, vol. 93(1), 2016, p. 65-84. « L’évolution du système pénal dans le droit tunisien médiéval, moderne et contemporain », conférence, Académie tunisienne (Baït Al Hikma), 21 février 2024, https://www.youtube.com/watch?v=N0KTR92DbSY&t=639s, consulté le 18 mars 2024.

[7] Voir, infra, Alex Atanasov, « L’évolution de la rule of law et du constitutionnalisme au Royaume-Uni ».

[8] Voir infraMichel Giroux et Henri Pallard, « La primauté de la politique et la suprématie judiciaire aux États-Unis : de Marbury v Madisonà Shelby County v Holder ».

[9] Voir infra, Michel Giroux, Abdelmalek El Ouazzani et El Houssain Abouchi, « L’apport du juge constitutionnel dans la construction de l’État de droit ».

[10] Rafaâ Ben Achour, « Tunisie : « Le retour au pouvoir autocratique », Revue française de droit constitutionnel, numéro 132, décembre 2022, PUF, Paris, p. 1014.

[11] Yadh Ben Achour, « La question islamique devant le Comité des droits de l’Homme des Nations Unies », Éditions Pedone, Paris, 2022, p. 7.

[12] Ibid., p. 12.

[13] Peines fixées par le Texte.

[14] Loi du talion.

[15] Prix du sang : indemnités compensatoires pour atteinte involontaire au corps ou à la vie.

[16] Peines laissées à la discrétion du juge.

[17] Yadh Ben Achour, ibid., p. 14.

 

[19] Nathalie Bernard-Maugiron, “La Haute cour constitutionnelle égyptienne et la Shari’a islamique”, Awraq : revista de análisis y pensamiento sobre el mundo árabe e islámico contemporáneo,1998, 19, pp. 103-141.

[20] Seyyed Vali Reza Nasr, Islamic Leviathan. Islam and the Making of State Power, Oxford, Oxford University Press, 2001.

[21] Ran Hirschl, « Les cours constitutionnelles agents de la domestication étatique du religieux. Les enseignements d’Israël et de la Malaisie », Revue française de science politique, 2014/4 (Vol. 64), p.  756. Voir également, Ran Hirschl, Constitutional Theocracy, Cambridge, Harvard University Press, 2010.

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