Les
régimes politiques arabes ont longtemps été considérés comme des exemples types
du gouvernement autoritaire sous ses multiples variations (républicaine ou
monarchique, civil ou militaire, sous l´emprise du parti d’Etat unique ou
dominant et de la police politique, tous corrupteurs et corrompus). Quant aux
sociétés arabes, elles sont, dans l'ensemble, considérées comme des communautés
à culture fortement imprégnée de religion et dans lesquelles l'urbanisation a
subi la pression des flux migratoires dus à l'exode rural. Ces flux
migratoires, renversant totalement le rapport démographique entre les villes et
le monde rural, ont fini par faire des
grandes cités des centres de protestations et de contestation politique et
sociale, ainsi que des sources de délinquance, provoquées par le chômage,
l'habitat rudimentaire spontané et anarchique, l'indécente indigence des
services publics de transport, d'entretien des chaussées et des lieux publics
et d'enlèvement des ordures.
Les
premières protestations de masse dans le monde arabe ont commencé en Algérie au
sortir des années 1980. Elles ont débouché sur la « révolte d´Octobre
1988 », dont la répression a fait quelque 500 morts en une semaine. Cette
répression a conduit à un véritable processus de libéralisation politique mené
par le « groupe des réformateurs ». Ce dernier a alors mis en œuvre, en rupture avec les règles du jeu politique
en place depuis la fondation du régime, un projet de réformes politiques
et économiques pionnier dans la région : une Constitution libérale qui
pose les fondements de l´État de droit et du pluralisme ; la suppression
des ministères de l´Information et des Moudjahidines pour signifier la fin de
la censure et de la « légitimité historique » ; l´abrogation des
« fiches bleues », documents des services de renseignement, qui
conditionnent les nominations aux postes de responsabilité ; la
suppression des cours spéciales ; la légalisation du multipartisme et de
la liberté de la presse, etc. Par suite
d’un certains nombre de compromis, des élections municipales libres sont
organisées en juin 1990 et sont remportées par le Front Islamique du Salut.
L´action conjuguée des faucons du régime et des radicaux islamistes, concourt á
la mise en échec du processus de démocratisation algérien qui se termine par le
limogeage du gouvernement réformateur le 4 juin 1991 deux semaines avant les
élections législatives et par le coup d´État du 11 janvier 1992. Un cycle
infernal de violence et de répression s´en suit faisant plus de 100 000 morts
en dix ans. La pacification a eu lieu par la promulgation, le 27 février 2006,
de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la
réconciliation nationale, Mais, en fin
de course, aucun changement radical de régime n'a eu lieu.
Le mot « Révolution » n'a été prononcé pour la
première fois qu’à propos du soulèvement populaire tunisien de décembre 2010 -
janvier 2011. Ici, un véritable changement de régime a eu lieu. L'homme-symbole
de la dictature a disparu de la scène politique, entraînant dans sa chute,
globalement ou partiellement, les mécanismes et les institutions du régime :
parti d’Etat, parlement, Conseil constitutionnel, Conseil économique et social.
L'esprit de la Révolution s'est condensé dans des concepts clés : la liberté,
la dignité, la justice. Le mouvement a alors fait tache d’huile et s'est étendu
à l'Égypte, à la Libye, au Yémen, au Maroc et en Syrie. Presque partout, les
dictateurs et les régimes dynastiques sont tombés, mais, en fin de compte,
pourquoi ? Si nous sommes en droit de poser cette question, nous ne
sommes nullement en droit d'y apporter une réponse certaine. Il serait
arbitraire d'émettre une telle prétention. Ce n'est que dans quelques années,
quelques décades peut-être, que nous connaîtrons le sort des révolutions
arabes.
Les
différents phénomènes révolutionnaires ou insurrectionnels ne peuvent avoir ni les
mêmes explications, ni les mêmes causes, ni les mêmes effets dans les
différents pays arabes. Malgré
l'homogénéité et la ressemblance des situations, les différents Etats arabes
présentent des différences notables d'ordre historique, sociologique, politique
et culturel qui empêchent toute généralisation hâtive. Si le cas marocain démontre
qu’il est une exception et que la royauté reste le plus sûr rempart contre tous
les extrémismes, on peut dire de chaque cas, l’Algérie, la Libye, le Yémen, la
Syrie, qu’il est une exception. La question reste donc de
savoir : une exception par rapport à quoi ? Quelle est la
règle ?
Nous n'en dirons
pas plus sur cette question, parce que les deux suivantes sont les plus
importantes. Il s'agit des problèmes de la justice sociale et de la religion.
La Révolution et la
justice sociale.
Une révolution est une contradiction. En
effet, toute révolution, est animée par deux types de revendications. Le
premier est d'ordre politique et consiste à réclamer une meilleure organisation
des pouvoirs publics en vue de protéger la liberté. De ce point de vue, la
revendication consiste simplement à améliorer les relations entre le citoyen et
le gouvernement, à mettre sur pied un régime fondé sur les libertés
démocratiques, le pluralisme, la liberté de conscience, de pensée et
d'expression, l'État de droit et le respect de la Constitution. Le second est
d'ordre économique et social. Il consiste à réclamer une meilleure justice
sociale, c'est-à-dire à améliorer le sort des classes délaissées et pauvres de
la société, à lutter contre les discriminations sociales, le déséquilibre
régional, l'habitat rudimentaire, le chômage, en particulier celui des jeunes,
l'analphabétisme, la faiblesse ou la détérioration des services collectifs et
des conditions sanitaires. En quoi ces deux revendications sont-elles
contradictoires ?
La revendication politique est
réalisable, sinon dans l'immédiat, du moins sur le court terme. Si un système politique
dictatorial est aboli et qu'il est remplacé par un régime de tolérance et de
liberté, comme, vaille que vaille, en Tunisie, la révolution est accomplie.
Autrement dit, pour les élites, les classes nanties, les intellectuels, qui
n'ont manqué de rien sous la dictature, sauf les libertés démocratiques, la
révolution est achevée dès que la dictature choit et qu’un régime de libertés
démocratiques est instauré. La question sociale « n’intéresse pas »
subjectivement «la femme ou l’homme développé » matériellement et/ou
culturellement. L’homme démocratique,
appelons-le ainsi, vit le problème de la justice sociale, en tant que
citoyen, par esprit de solidarité, pour les autres et non directement pour
lui-même ou sa propre famille. Son problème à lui se résout sur le court terme. Pour lui, lorsque la dictature est terminée, la
Révolution est terminée. Une constitution démocratique, un régime multipartisan
et une presse libre peuvent largement le satisfaire.
Mais nous savons
cependant que la constitution ne peut, par elle-même, constituer une bonne
réponse aux mouvements sociaux. Peut-on
vraiment canaliser les revendications sociales par une réforme
constitutionnelle et des élections législatives ? Une constitution est-elle capable de vendre
du pain à bon marché, de construire des habitations humainement acceptables, de
juguler l’inflation, de relancer les investissements et la croissance
économique, de donner de l’emploi ?
C'est à ce niveau, que nous heurtons à
la deuxième revendication, celle de la justice sociale. Cette question, à la
fois la plus difficile et la plus complexe, ne peut être résolue par des
mesures exclusivement politiques et la grande illusion des militants
révolutionnaires qui défendent, sans doute de bonne foi, la justice sociale immédiate,
est de croire qu'ils peuvent la réaliser par de telles mesures à caractère
volontariste.
Il s'ensuit que l'un des aspects les
plus importants de la révolution, la justice sociale, est voué fatalement à
l'échec, quel que soit le gouvernement au pouvoir, après la révolution.
Autrement dit, la révolution, sous l'aspect de la justice sociale, porte en
elle-même son propre échec et le « peuple des justes » ne peut connaître
un autre sort que celui de la désillusion. Ce peuple, au moment du
déclenchement de la révolution, a cru,
par l'effet de l'illusion utopique, mais également par l'effet de la démagogie
dirigeante, à la réalisation de cet objectif fondamental de la révolution. Pensons
aux promesses faites par les partis, notamment la Nahdha et ses 365 mesures
pratiques, avant et au cours de la campagne électorale.
Se heurtant, fatalement, et par
nécessité historique, à l'échec de cette revendication, le peuple, dans sa
majorité, accuse alors ses dirigeants de l'avoir trompé et s'engage dans un
processus incontrôlable de protestation. Et c'est ainsi que le désenchantement
entraîne la société tout entière dans une contestation politique permanente qui,
au lieu d'aider à la réalisation de l'objectif fondamental de justice sociale promis
par la révolution, ne fait, au contraire, qu'aggraver la crise financière,
sociale et économique et rendre encore plus lointain la réalisation de cet
objectif fondamental de la révolution. Nous entrons alors dans un cycle de
perpétuel ajournement. Les révolutionnaires qui parlent au nom du « peuple des
justes » se transforment alors en démagogues, le gouvernement, en légitime
quête de tranquillité et d'ordre, se trouve au contraire totalement déstabilisé
par le flux incessant de la protestation sociale et le souci principal de tous
se concentre sur cette gestion impossible de la contradiction fondamentale de
toute révolution. L’échec patent
de l’ANC et de la Troïka en est un signe, la démission du gouvernement jebali,
le point d’orgue.
Le mot de la
fin, c'est que la gestion quasiment impossible de cette contradiction peut
entraîner l'ensemble de la société dans l'anarchie et le chaos, et à partir de
là dans le despotisme, la terreur, la prise du pouvoir par l'armée où le
retournement du peuple contre les institutions qu'il a lui-même élues, comme
l'Assemblée nationale constituante en Tunisie.
La Révolution et la religion.
Ce difficile rapport entre la révolution et la justice
n'épuise malheureusement pas, dans le climat spécifiquement islamique des pays
arabes, la liste des contradictions. Une autre contradiction majeure provient
des rapports entre la révolution et la religion.
Un grand intellectuel iranien, Daryush Shayegan s'est
déjà attaqué à ce problème dans: « Qu'est-ce qu'une révolution religieuse ? ».
La question est la suivante : quel est, dans le monde moderne caractérisé par
la mondialisation et une universalité minimum des valeurs et des normes, le
sens d'une révolution qui débouche sur l'instauration d'un régime théocratique
ou même d'une religion d'État, avec un parti religieux au pouvoir?
Dans l’histoire pré-moderne, une religion constitue au
moment de son éclosion une libération, voire une révolution. Mais en est-il
ainsi dans le monde actuel ?
La réponse, c'est qu'il s'agit d'un non-sens, d'une
contradiction voire même d'une aberration. Si comme l'affirme Hannah Arendt : « La
sécularisation - la séparation du religieux d'avec le politique et l’essor d'un
domaine séculier possédant une dignité qui lui est propre - constituent
certainement un facteur crucial du phénomène révolutionnaire», alors une
révolution religieuse est une contradiction. C'est cette contradiction qui
anime fondamentalement la vie politique tunisienne, après les élections du 23
octobre 2011.
Cette
contradiction se manifeste à travers les deux moments de la Révolution
elle-même et des élections. Le moment de la Révolution à été un moment
démocratique, pluraliste, civil, pour ne pas employer le mot « laïc ».
Autrement dit, les revendications fondamentales de la Révolution, inauguré par
un suicide, ont été des revendications
purement temporelles, sans aucune référence à des slogans religieux. L'analyse
de la réalité s'impose : il existe une béance entre le peuple de la révolution
et le peuple des élections. Que des politiciens formés et éduqués dans le
cercle étroit et indigent de la culture exclusivement religieuse, prennent en
charge la Révolution, parlent en son nom, la revendiquent comme étant la leur,
voici, au grand jour, la manifestation historique d'une contradiction
fondamentale au sein de la société elle-même.
Une démocratie religieuse est en effet un non-sens.
C'est pour cette raison que les partis politiques de l'opposition, ainsi que la
société civile majoritaire en Tunisie défendent pied à pied les libertés
démocratiques contre les tentatives nombreuses d'instauration d'un État
religieux.
Ces tentatives ont heureusement avorté, ce qui montre
que le peuple de la révolution n'est pas aussi minoritaire qu'on pourrait le
croire.
Il en est ainsi de la demande de Sadok Chourou, ancien président du parti Nahdha qui a revendiqué que la Constitution
contienne un article indiquant que la Sharia sera la source essentielle de la
législation et qui par la suite a rappelé aux « coupeurs de
route » protestataires qu’ils étaient justiciables du verset 33 de la
sourate de « La Table » qui prévoit des peines de mort, de
crucifixion ou d’amputation. La grande manifestation du 20 mars 2012 a mis fin à ces tentatives de
théocratisation de l’Etat. Il en est également ainsi de la
« complémentarité » homme–femmes, introduite dans le premier
avant-projet de Constitution, puis retiré du second. Dans le même sillage,
citons la criminalisation de l’atteinte au sacré consacré dans le premier
avant-projet de constitution, puis également retiré. Mais les menaces sont
toujours présentes, comme, dans le 2ème avant-projet de
Constitution, le refus de protéger expressément la liberté de conscience et la
consécration du système de la religion d’Etat dans l’article 148.
C'est
précisément à partir de cette observation capitale que nous pouvons affirmer
que cette contradiction masque en réalité un avènement, celui de la
sécularisation. L'immense débat constitutionnel qui anime la vie intellectuelle
et politique aujourd'hui dans l'ensemble du monde arabe, mais d'une manière
particulière en Tunisie, constitue une preuve que la prise du pouvoir par les
islamistes est en train, paradoxalement, de faciliter la sécularisation de la
vie politique. Les débats qui n'avaient jamais pu voir le jour sous la
dictature investissent aujourd'hui, d'une manière franche et déclarée, le
domaine public : le caractère civil de l'État, face aux tentations
théocratiques, la liberté de conscience, face au crime d'apostasie et à
l'atteinte au sacré, l'égalité homme femme, face a la complémentarité, la
religion d'État, face a la religion sociale, constituent l'ossature d'une
polémique révélatrice de l'émergence d'une culture politique laïque, à partir
de la société elle-même et non, comme du temps du bourguibisme à partir d'une
volonté unilatérale et coercitive de l'État. Dans la citation précitée, Hanna
Arendt ajoute : « À dire vrai, il se peut même, en fin de compte, que ce que
nous appelons révolution soit précisément cette phase de transition qui aboutit
à la naissance d'un nouveau domaine séculier ». C'est la situation que vit
aujourd'hui la Tunisie. Il est très important de noter que c’est par
l’intermédiaire d’un débat sur la Constitution et le droit positif que la religion
peut s’exprimer. Elle n’est plus, à elle seule, l’oracle infaillible. La
Tunisie de la Révolution a, en définitive, gagné sur deux fronts :le
système démocratique et l’émergence, grâce à ce système démocratique, de la
sécularisation.
Le printemps arabe restera un printemps, tant
que les forces démocratiques réussiront à contenir les assauts de la théocratie
gouvernante et que les responsables politiques arriveront à expliquer au peuple
que la justice dépend de la prospérité et que la prospérité est une affaire de
finances, d'investissement, d'industrie, de technologie, d'infrastructures qui
nécessitent ordre, patience et liberté.