La démocratie est à la fois un principe d’organisation et
d’éthique. Sur le plan de l’organisation, la démocratie signifie qu’un régime
politique doit être établi sur la base de l’acceptation et de la participation des
membres adultes de la société. La participation qui est un aspect important de
la citoyenneté se trouve donc au cœur de la théorie démocratique. Sans être une
négation des mécanismes classiques représentatifs et électoraux, fondés sur le
suffrage universel et le principe majoritaire, la démocratie participative en
est au contraire un développement et un achèvement. Je voudrais remercier le global
forum on moderne direct democracy d’avoir
donné au cours de ses réunions de San Francisco en 2010 et de Montevideo, encore
plus d’ampleur au concept de démocratie directe que nous préférons ici
appeler « démocratie participative », et de la fonder sur le
principe de transparence, d’ouverture et de délibérations.
Mais la démocratie
constitue également une éthique de vie sociale et politique. Il s’agit en
particulier du respect des droits fondamentaux de la personne, notamment le
droit à la vie, à l’intégrité physique et à la santé, à la liberté de pensée,
de conscience et de conviction philosophique ou religieuse, à la liberté
d’expression, par les voies de la liberté de réunion publique, de manifestation
pacifique, de la presse et des médias.
Cependant, aucun point de vue sur la démocratie ne peut avoir lieu
sans une réflexion philosophique préalable sur les fondements de la démocratie.
Au nom de quoi pourrait-on penser que la démocratie constitue le meilleur
régime politique et social pour l’homme ? Il ne suffit pas de dire :
« j’y crois » pour convaincre. Les choix personnels ne constituent nullement
des arguments. Au nom de quoi doit-on préférer la démocratie à la dictature, à
la monarchie de droit divin ou au régime théocratique ? Arrêtons-nous sur
cette question.
Sortir le
gouvernement démocratique de l’ornière du relativisme culturel.
Pour répondre valablement à ces questions, il faut sortir la théorie démocratique de l’ornière
du relativisme. Or, c’est maintenir la démocratie dans le relativisme que de la
rattacher à la culture de chaque société ou à son histoire particulière, ou
encore de la rattacher aux différentes formes de civilisation.
Nous entendons souvent les
ennemis de la démocratie, animés par toutes sortes de philosophie totalitaires,
qu’elles soient laïques comme le fascisme l’ultranationalisme ou le communisme ou
religieuses comme l’intégrisme politico fidéiste, lui reprocher d’être
d’origine occidentale. Par conséquent, pour eux, toute adhésion à la
philosophie démocratique constitue une aliénation culturelle, une
occidentalisation de la pensée et de la culture. À partir de ce point de vue et
au nom des spécificités culturelles et civilisationnelles de chaque peuple, les
négationnistes de la démocratie vont se mettre à imaginer toutes sortes de théories
culturalistes de la démocratie. L’un reniera radicalement la théorie
démocratique, l’autre élaborera une théorie socialiste de la démocratie, un
autre encore un concept libéral, capitaliste, de la démocratie. Dans ce
sillage, nous aurons une conception
africaine de la démocratie, une conception islamique, une conception boudhiste.
En fait, toutes ces doctrines peuvent constituer autant de négations du concept
de démocratie. Si nous voulons asseoir ce concept sur des bases solides, nous
n’avons d’autre choix que de le fonder sur l’homme, en tant que vérité
universelle. Mais pour le faire, il nous faut partir d’un principe universel
qui, sans aucune contestation possible, soit commun à toute l’humanité.
Il me semble que le
seul principe philosophique susceptible
de servir de fondement universel est le
principe de non souffrance. Seul, ce principe peut servir de fondement
universel à l’idée démocratique et peut également être le vecteur essentiel du
développement de l’esprit de justice. L’esprit de justice, c’est le refus du
mal et de la douleur. A partir de l’expérience de l’humain en général, nous
pouvons dégager avec certitude que l’homme est porté, par nature, à fuir et à
rejeter la souffrance quelle qu’elle soit, morale ou physique. La source de
l’esprit de justice réside en effet dans la perception que tout homme peut
avoir lui-même de la douleur, de la misère ou de l’humiliation, perception à
partir de laquelle il définit l’acceptable et l’intolérable. Par notre
expérience directe de la souffrance puis par la transposition de cette
expérience sur les autres, nous pouvons conclure que le principe de non
souffrance est le socle sur lequel nous pouvons solidement établir la
philosophie de l’humain. Et ce n’est qu’à partir de ce principe qui n’est pas
un principe a priori, mais d’expérience que nous pouvons établir la règle morale
absolue : « Ne fais pas à autrui ce que
tu nous voudrais pas qu'on te fit ».
Le principe de non souffrance régit les
trois dimensions matérielle, spirituelle et sociale de l’homme. En effet, dans
sa dimension matérielle et corporelle, l’homme a universellement tendance à
protéger sa vie, reculer au maximum son terme en prenant soin de son corps, de
sa nutrition et de sa santé. Par conséquent, le droit à la vie au bien-être et à
la santé, ainsi que la protection de l’intégrité physique constituent le
principe premier de toute philosophie morale universelle.
Mais l’homme n’est pas que cela. Il
est, par essence, ou est devenu par évolution un être pensant et parlant. Sa
nature rationnelle exprimée par le langage fait également partie de sa nature.
Toute entrave à sa liberté de pensée ou à sa liberté d’exprimer sa pensée
constitue une souffrance. Par conséquent, par sa nature même d’être humain,
l’homme est porté à rejeter toute entrave à sa liberté de conscience de pensée
et de croyance ou de sentiments, ainsi que toute entrave à sa liberté de
s’exprimer, par le langage, l’art et les techniques. Enfin, la troisième
dimension de l’homme est d’être constitué en groupements sociaux. Les uns,
comme les Grecs ont exprimé cette vérité en disant « l’homme est un animal politique », les autres, comme les
Arabes, ont exprimé cela en disant « l’homme est par nature un animal
civique », al insân madaniyyun bi tab’, ce qui revient au même. A
ce titre, l’homme est naturellement porté à participer à la vie civile et
politique de son groupe social, qu’il soit tribal ou national, républicain ou
monarchique, que ce soit en se portant candidat aux charges et aux
responsabilités politiques, ou que ce soit en désignant lui-même, par voie
d’élections ou de tout autre forme de représentation, les personnes qui
exerceront ces responsabilités, en
veillant à l’équilibre entre l’ordre de tous et la liberté de chacun. Il faut
enfin ajouter que l’homme dans sa société ne souffre pas l’injustice, la
discrimination, l’inégalité. Il est vrai que l’aliénation et la servitude
volontaire lui ont fait parfois accepter, par contrainte, ce qui n’était pas
acceptable, comme l’esclavage, le servage, l’apartheid, la discrimination homme
femme. Ces perversions se sont incrustées dans les mœurs, les coutumes et les
traditions. Il est arrivé qu’on finisse par les considérer comme acceptables ou
même naturelles. Mais, par l’effet des révolutions politiques, philosophiques,
religieuses, scientifiques, l’homme a réussi, peu à peu, à lever cette chape de
plomb qui pesait sur son esprit et le maintenait prisonnier du conformisme
social. La Tunisie vient d’en faire l’heureuse expérience.
Ainsi, la démocratie doit donc se situer
au-dessus des spécificités culturelles. Elle est constitutive de l’homme. Elle
fait partie de sa nature psychique et corporelle. L’homme est né pour être
démocrate sur le fondement du principe universel de non souffrance. L’homme est
né libre, les hommes sont égaux, il est un être pensant. Il a donc droit à une
entière liberté de pensée, il est un être parlant, il a donc droit à l’entière
liberté de s’exprimer. Il est un être politique, donc il a droit d’élire, d’être
représenté, de participer directement à la direction des affaires publiques.
Toutes ces libertés et ses droits reconnus par la Déclaration universelle des
droits de l’homme et par le Pacte sur les droits civils et politiques,
n’appartiennent ni à la culture européenne, ni à la culture africaine, ni à la
culture chinoise, ni à la culture religieuse ni à la culture laïque, ni à la
modernité, ni à la tradition. Ils font partie de notre patrimoine universel et
naturel commun parce qu’ils font partie de l’être humain.
La Révolution tunisienne de 2011, ce
« 89 arabe » d’après benjamin Stora[1], fait partie des grandes fractures historiques
de la Tunisie[2] et du
monde arabe. C'est la première fois qu’une
révolution démocratique de type moderne a lieu contre la tyrannie, fait
tomber un régime, au nom de la dignité et de ses dérivés. Par là, la Révolution
signait la caducité
de trois idées, celle de la démocratie importée d’Occident, celle de
l’exception arabe autoritaire dans un monde en voie de démocratisation[3]
et celle de la passivité du peuple et son incapacité à conquérir ses droits par
lui-même. Ces trois murs sont tombés.
Le mot révolutionnaire écrivait
Condorcet « ne s’applique qu’aux révolutions qui ont la liberté pour objet.[4]». Je
dirai plutôt : « …qu’aux révolutions qui ont pour principe
l’esprit de justice ». La liberté en fait partie. La Révolution tunisienne
fut animée, dès ses premiers jours, par des slogans et des actions de type
prométhéen : dans ce contexte, l’expression de la légitimité
révolutionnaire, « le peuple veut… » achaab yourid, a quitté le cercle
de la souveraineté creuse du discours pour s’inscrire dans l’épaisseur de
l’histoire. Tout en gardant son ancrage au discours juridique et
constitutionnel, il a désormais investi la conscience et l’action politique
réelle. « Le peuple veut… » un État nouveau, un homme libre, une femme libérée,
une société juste, une constitution démocratique fondant une citoyenneté
républicaine, en rupture avec l’ordre ancien de la servitude.
Dès les premiers moments de la
révolution, en janvier 2011, la révolution prit la forme d’une revendication
constitutionnaliste. Cette revendication qui s’inscrivait dans la longue
tradition constitutionnaliste de la Tunisie, déboucha effectivement sur l’élaboration et
l’adoption d’une constitution, le 27 janvier 2014 dont l’une des
caractéristiques fondamentales consiste à consacrer l’idée de démocratie
participative. C’est cette démocratie participative et inclusive qui a permis
le dépassement des crises graves que la Tunisie a connues au cours de cette
période.
Deux
points retiendront notre attention.
+ Le
premier, c’est que la constitution a été
élaborée, grâce à des méthodes inclusives de participation qui débordent
largement le cadre strictement formel et légaliste. .
+ La
deuxième idée c’est que la Constitution elle-même consacre les principes de la
démocratie participative au niveau des principes, des techniques et de
l’organisation territoriale.
La démocratie
participative dans l’élaboration de la Constitution.
La période
transitoire qu’a vécue la Tunisie entre la révolution et la constitution a été
marquée par les crises, les blocages et la précarité des gouvernements
successifs. Cet état de précarité et de relativisme va déteindre sur tous les
aspects de la vie politique. Il va toucher par exemple le principe qu’on
croyait absolue de la souveraineté populaire exprimée par le suffrage électoral
universel et par la représentation majoritaire. Dès sa mise en œuvre le 23
octobre 2011, ce principe de la démocratie va devenir l’objet de contestations.
Cette remise en cause du principe électoral majoritaire ne se limite pas à la
Tunisie. Le Congrès nationale général libyen, élu le 7 juillet 2012, va connaître le même sort. Dans ces périodes
transitoires soumises à des crises inévitables, des principes démocratiques
aussi absolus que le principe majoritaire vont perdre, par voie de conséquence,
leur valeur symbolique et morale. Le compromis consensuelle de tous va alors devenir,
à l'encontre des principes juridiques et des règles les mieux établis, le mode
de gouvernement de la transition démocratique et le mécanisme adéquat pour
l’adoption de la constitution. En effet, le vote, indépendamment du fait qu’il
est aléatoire, en l’absence de majorité absolue, est susceptible, en période
transitoire, d’aggraver les tensions et
de bloquer le processus d’adoption de la Constitution. Le vote, en effet,
consacre et rend bien visibles les divisions et les discordes entre majorité et
minorités. Il n’est pas de nature à favoriser l’apaisement et la concorde. Il
doit donc être évité dans cette période caractérisée par les turbulences
sociales et politiques.
Cette contrainte est devenue impérative,
par suite de l’obligation pour le Constituant, d’adopter la Constitution à la
majorité des 2/3 des membres de l’Assemblée nationale constituante, ce qui
n’est possible qu’avec un consensus très large. A défaut de cette majorité, le projet de Constitution serait
soumis au referendum, ce qui constitue
un saut dans l’inconnu. Le consensus devient ainsi une nécessité pour garantir
le vote, en particulier lorsqu’il fait
face à des divergences sur les valeurs et non pas seulement sur les moyens. Nous
avons appelé cela le tawafuq, « l’accord par consensus »
En Tunisie, nous avons entendu très
souvent cette revendication : « Une
constitution pour tous » dustûrun lil jamî’. Cela sous-entend que la
constitution ne peut être l'œuvre des députés qui ont été précisément élus pour
l'élaborer, mais celles qui réunira l'ensemble des groupes et des acteurs par
voie de consensus participatif. Nous sommes en définitive dans une situation ou
la légitimité démocratique, tant espérée et qui fait incontestablement partie
des grands objectifs de la Révolution, se trouve complétée par une légitimité
de type consensuel, en raison de la nature même de la période transitoire. Le
principe majoritaire étant susceptible de devenir un facteur de divisions, de
tensions et de crises, il convient de lui substituer un mode plus malléable et
plus contrôlable de prises de décision, qui réunisse le maximum d'adhésions et
sauvegarde l'unité nationale. Autrement dit, le
mode consensuel de prise de décision, Tawâfuq, a cette double
vertu de faire prévaloir le processus politique sur le processus légal et le
processus informel sur les procédures formelles, ce qui ne veut nullement dire
qu'il n'est pas institutionnalisé. En effet, il peut connaître plusieurs formes
d'institutionnalisation, comme le Dialogue national en Tunisie, le
« Congrès du dialogue national global» vécu au Yémen, ou encore la
« Conférence du dialogue national libyen ». Il faut cependant
remarquer que pour réussir ce mode consensuel requiert un certain nombre de
conditions minimales préalables. Ces conditions ont existé en Tunisie, mais
malheureusement pas au Yémen ou en Libye. Une situation de crise trop forte
dans laquelle les différentes positions des acteurs deviennent inconciliables
ne peut encourager le recours au consensus.
Al hiwâr al
watani.
Le consensus nécessite souvent une
minutieuse préparation. Il exige également un mécanisme ou, en d'autres termes,
un process, une enceinte à l'intérieur de laquelle se déroule l'échange
des points de vue entre les différents acteurs en compétition. Pour clarifier
le débat, apprécier la portée et l'effet des concessions, renoncements,
renonciations des uns et des autres, prendre enfin ensemble la décision finale
sur telle ou telle question, force est d'instituer un processus de dialogue. Ce
processus de dialogue, en particulier dans le cas où il prend une dimension
nationale, peut se révéler salutaire. C'est ce qu'a révélé d'une manière
remarquable l'expérience tunisienne. Après l'assassinat de Mohamed Brahmi le 25
juillet 2013, la crise politique majeure que cet assassinat a provoquée, après
celui de Chokri Belaid, les immenses manifestations qui ont eu lieu en août
2013, l’occupation de la place du Bardo par les protestataires, le retrait des
députés de l'opposition de l'Assemblée nationale constituante, la suspension
des travaux de l'Assemblée par la décision de son président, l'apparition du
mouvement tamarrod aussi bien en
Égypte qu'en Tunisie, la prise du pouvoir par l'armée en Égypte, la
déliquescence de l'État en Libye, la flambée du terrorisme, seul le
« Dialogue national », qui est une forme d’exercice de la démocratie
participative, a pu sortir le pays d'une des plus dangereuses crises politiques
de son histoire. Ce dialogue, ouvert le 5 octobre 2013, rassembla les 21 partis
politiques les plus importants et fut
initié par l'Union générale des travailleurs tunisiens UGTT, puis placé sous
l'égide des quatre organisations nationales : l’UGTT, l’UTICA, la Ligue
tunisienne de défense des droits de l'homme, et l'Ordre national des avocats
tunisiens. Ce dialogue s’articulait autour d’une « feuille de route »
Kharitat a-tarîq , qui, après plusieurs incidents de parcours, fut signée
par les protagonistes[5].
Kharitat a-tarîq
La « feuille de route » est
l'une des techniques utilisées dans le cadre global du consensus. Il s'agit,
dans un document écrit et signé par l'ensemble des parties en présence, de
définir des actions échelonnées sur un calendrier déterminé, en vue de résoudre
les crises et de trouver des solutions de compromis sur tous les problèmes en
suspens ou les questions qui font l’objet de litige. Mais cela ne constitue
nullement une négation des procédures formelles et légales. En effet, pour
respecter le droit, il est impératif de retourner devant les instances
représentatives officielles et légitimes. En Tunisie, le consensus, le dialogue
national, la feuille de route, ont pleinement réussi parce qu’ils ont toujours
fait retour aux institutions représentatives et à la loi. Les procédures de
consensus que nous évoquons constituent en réalité un mélange équilibré et harmonieux
entre la politique et le droit. La politique permet au droit de se surpasser, de
dépasser ses insuffisances, mais le droit permet à la politique de se renforcer
et de se pérenniser, en revenant au principe central de la démocratie, l’État de droit. Sans
l’État de droit, la politique serait livrée à elle-même et vivrait constamment
dans un état d’instabilité et de précarité, sans la politique le droit serait
victime de ses abstractions, et de son formalisme. Cette démocratie
participative a donc en définitive facilité l’adoption de la constitution
tunisienne qui, très tôt, a été posé comme l’objectif politique premier la
révolution. En contrepartie, la constitution elle-même a consacré la démocratie
participative, au niveau de ses principes mais également au niveau de ses
techniques. Un regret cependant : le constituant a laissé de côté le
referendum sur initiative populaire. Il faudrait un jour corriger cette lacune.
La
démocratie participative dans la Constitution
Comme nous l’avons
déjà indiqué, la démocratie participative ne remet pas en cause les techniques
classiques de la démocratie, c’est-à-dire des processus électoraux. Elle
l’enrichit cependant d’une dimension nouvelle : sur le plan du temps
politique, la démocratie participative tend à corriger le caractère saisonnier
et discontinu des processus électoraux en établissant des modes permanents de
gestion démocratique. Elle remplace la discontinuité du temps politique par la
permanence. Les élections se déroulent à intervalles de temps plus ou moins
long. La démocratie participative remplit les intervalles du temps politique et
donne encore plus de consistance à la souveraineté du peuple. Sur le plan de la responsabilité et de la
prise de décision, la démocratie participative élargit le cercle des
intervenants aux différents acteurs de la société civile, en dépassant le
monopole politique des autorités publiques d’un côté et des partis politiques
de l’autre côté.
Le préambule de la
Constitution nouvelle consacre le principe de la démocratie participative, dans
son paragraphe 3 : « En vue d’édifier un régime républicain démocratique
et participatif, dans un État civil ou la souveraineté appartient au peuple,
par la voie de l’alternance pacifique au pouvoir à
travers des élections libres et sur le fondement du principe de la séparation
des pouvoirs et de leur équilibre …un régime par lequel l’Etat garantisse
la primauté de la loi, le respect des libertés et droits de l’Homme…». Le
préambule est clair : la république, la démocratie électorale,
l’alternance au pouvoir le respect des libertés et de l’État de droit ne sont
nullement en contradiction avec la démocratie participative.
Cette dernière, ne doit pas, ne peut
pas se limiter au niveau de l’État central. Elle se réalise par une véritable
décentralisation, comme l’indique l’article 139 du chapitre VII de la Constitution,
significativement intitulé : « Le pouvoir local ». L’article 139 se traduit de la manière suivante:
« Les collectivités locales adoptent les mécanismes
de la démocratie participative et les principes de la gouvernance ouverte, afin
de garantir la plus large participation des citoyens et de la société civile à
la préparation des projets de développement et d’aménagement du territoire et
le suivi de leur exécution, conformément à la loi».
Nous retrouvons dans cet article les
trois principes fondamentaux que nous avons évoqués précédemment : la
transparence, l’ouverture sur la société civile et le dialogue constant entre
cette dernière et l’autorité publique locale, et enfin la délibération la plus
large des citoyens. Le constituant tunisien par la fermeté de son adhésion aux
principes de la démocratie participative a été évidemment animé par les
avantages qu’un peuple peut tirer de ce
principe moderne de gouvernement.
Le premier est d’intégrer
l’individualité de chaque personne dans le corps de la citoyenneté globale.
Dans toute entreprise politique en effet l’ego individuel doit trouver son
compte par l’intégration au tout. En effet, ou bien l’ego doit être satisfait par
son intégration au tout, ou bien le risque est grand que cet ego verse
les actions intempestives, la sécession ou l’anarchie. Autrement dit, la
démocratie participative est le meilleur antidote au poison de l’anarchie. Le
deuxième avantage incontestable de la démocratie participative, c’est qu’elle
contribue à éclairer l’opinion des décideurs. La consultation, la discussion,
la négociation, ne peuvent que consolider à la fois la justesse et la justice
de la décision finale. Un décideur éclairé est évidemment meilleur qu’un
décideur ignorant. Évidemment, chacun doit garder son rôle et sa fonction. Et
le décideur n’est pas astreint à suivre les tendances qui se dégagent à partir
de la participation citoyenne. Il doit garder entière sa responsabilité. Un décideur
qui renoncerait à sa responsabilité uniquement pour suivre les tendances
générales de l’opinion verserait dans le popularisme et serait un décideur
démagogique. Or le règne du démagogue est l’un des pires dangers qui guettent
la démocratie. Un décideur doit décider en toute connaissance de cause, mais
également en toute responsabilité. Bien comprise, la démocratie participative,
par conséquent, renforce l’État républicain.
Hélas, dans le monde de la politique
rien n’est sans danger. Ceci nous amène
à évoquer en conclusion les risques de la démocratie participative.
Conclusion :
les risques de la démocratie participative.
Cette dernière,
indépendamment du risque de renonciation du décideur à sa responsabilité par
simple suivisme ou démagogie, pourrait avoir tendance à favoriser le
corporatisme. En effet les membres d’une
institution quelconque, d’une corporation, d’une faction sociale, d’une
catégorie professionnelle, ont naturellement tendance à défendre les intérêts
proprement subjectifs et collectifs de la catégorie à laquelle ils
appartiennent. La pire des démarches serait de confondre l’intérêt de leur
catégorie avec l’intérêt général et leur volonté subjective avec la volonté
générale. Adopter cette démarche, déboucherait sur le corporatisme, et dans le
même sillage, sur le triomphe des intérêts particuliers et des forces
financières. Par conséquent, toute
réforme concernant une catégorie sociale donnée ne peut s’aligner entièrement
sur ses revendications particulières, mais toujours les ramener aux exigences
du bien commun. Le corporatisme en effet est le plus grand ennemi de la
démocratie participative et le concept de participation doit faire prévaloir
comme le dit l’article 139 de la Constitution « la plus large
participation des citoyens » et non pas d’une catégorie de citoyens.
Un autre danger guette la démocratie
participative. Il s’agit du retour sur la scène politique des couches
ensevelies d’une structure sociale dépassée. Par exemple, dans une société qui
n’a pas encore totalement dépassé l’allégeance ethnique ou tribale, il serait
préjudiciable à l’unité nationale que la démocratie participative favorise la
réactivation excessive du passé. Nous savons tous qu’il est impossible de faire
table rase du passé. Mais le passé doit rester le passé et n’a aucun droit à
perturber ou troubler la marche du présent vers un avenir meilleur. Le passé
doit devenir culture, souvenirs, tradition, récits, mais ne doit pas s’insurger
contre l’émancipation ou le progrès d’une société, ni contre les mécanismes
électoraux destinés à dégager une majorité de gouvernement par le jeu du
suffrage universel. Le passé ne peut
devenir le futur du présent.
Pour éviter ces dangers et ces risques,
il n’y a nul autre moyen que l’exercice
de la responsabilité, le sens démocratique de l’autorité des institutions
publiques de l’État, désignés par le suffrage des citoyens. Une démocratie pour
chacun, un État pour tous : tel est le véritable sens de la démocratie
participative.
.
[1]
Benjamin Stora, Le 89 arabe, conversations avec Edwy Plenel, Stock,
coll. Un ordre d’idées, 2011.
[2]
Vincent Geisser et Michael Béchir Ayari, Rennaissances arabes, 7
questions clés sur des révolutions en marche. Les éditions de l’Atelier,
2011.
[3] Camau Michel, « Globalisation démocratique et
exception autoritaire arabe », Critique internationale 1/ 2006
(no 30), p. 59-81
URL : www.cairn.info/revue-critique-internationale-2006-1-page-59.htm. DOI : 10.3917/crii.030.0059
URL : www.cairn.info/revue-critique-internationale-2006-1-page-59.htm. DOI : 10.3917/crii.030.0059
[4]
Condorcet, « Sur le sens du mot révolutionnaire » Œuvres de
Condorcet, publiés par A. Condorcet O’Connor et tome 12e, Firmin
Didot ou frères, Paris, 1847. P.615.
[5] Cette feuille de route consistait en un
calendrier politique autour des axes principaux suivants :
1) Démission du gouvernement de la Troïka et formation d’un gouvernement
indépendant de compétences, chargé de la préparation des élections et qui ne se
présentera pas aux élections.
2 ) Achèvement de la Constitution dans le délai d’un mois.et détermination
des pouvoirs de l’ANC jusqu’à la fin de la période transitoire.
3 ) Adoption
de la loi électorale et organisation des élections législatives et
présidentielles.
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