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Le spectre de sens du terme « démocratie »
et de ses dérivés a pris aujourd’hui une extension considérable qui dépasse son
origine étymologique grecque. Démocratie, idéologie démocratique, constitution
démocratique, régime démocratique, société démocratique, droit démocratique,
ces expressions nous révèlent que nous ne sommes plus en face d'une simple
question de gouvernement. Pour résumer, il est possible d’affirmer que le
concept de démocratie renvoie à la fois à un principe d’organisation politique
et à une certaine conception de l’éthique.
Sur le
plan de l’organisation, la démocratie signifie qu’un régime politique doit être
établi sur la base de l’acceptation et de la participation des membres adultes
de la société et doit périodiquement renouveler la preuve ou le titre de sa
légitimité, par le même procédé endogène. La démocratie moderne n’a que des
rapports lointains avec la démocratie antique, dans laquelle les dieux et les
hommes cohabitaient dans une sorte d’intimité hiérarchisée bien que
concurrentielle. Aujourd’hui, le maître du monde est devenu par principe le
monde lui-même et, par voie de conséquence, toutes les origines anciennes de
gouvernement fondées sur la force, le mystère, la transcendance divine, sans
être totalement évacuées de la scène, ne sont plus que vestiges ou réminiscences.
Mais
la démocratie constitue également une éthique de vie sociale et politique. Nous
ne concevons plus la démocratie comme une simple procédure d’élection des
gouvernants. Nous revendiquons une famille démocratique, une école et une
université démocratique, une culture démocratique et par là nous introduisons
des valeurs particulières fondées sur l’autonomie individuelle et le bénéfice
de droits fondamentaux de l’être humain. Nous remplaçons alors le sacré divin
par un sacré humain et nous érigeons les droits en socle de la société
politique. Il en est ainsi du droit à la vie, à l’intégrité physique et à la
santé, à la citoyenneté, à la liberté de pensée, de conscience et de conviction
philosophique ou religieuse, à la liberté d’expression, par les voies de la
liberté de réunion publique, de manifestation pacifique, de la presse et des
médias.
Mais la
genèse d’un concept ne suffit pas à le légitimer, c’est-à-dire à le rendre
acceptable par ceux qui n’en font pas une profession de foi. Au nom de quoi en
effet pourrait-on penser que la démocratie constitue le meilleur régime
politique et social pour l’homme ? Pourquoi, au nom de quoi, préférer la
démocratie à la dictature, à l’aristocratie, à l’oligarchie, à la monarchie de
droit divin ou au régime théocratique ? Comment sauver la démocratie du
relativisme dans lequel veulent l’enfermer les doctrines identitaires qui
la nient ou les doctrines culturalistes qui la rattachent à certaines
civilisations ou cultures spécifiques à certaines sociétés ou encore les doctrines
historicistes qui la ramènent à des évolutions historiques particulières ?
N’avez-vous pas entendu les ennemis de la démocratie, animés par toutes
sortes de philosophies totalitaires, qu’elles soient laïques comme le fascisme,
l’ultranationalisme ou le communisme ou religieuses, comme l’intégrisme
politico fidéiste, lui reprocher d’être d’origine occidentale et, pour les non
occidentaux, d'être la source principale de leur aliénation culturelle ?
Pour tous ceux là, toute adhésion à la philosophie démocratique constitue un
reniement de soi, une occidentalisation de la pensée et de la culture. Dans
cette perspective, le non occidental porterait la démocratie, comme on
porterait le fardeau de la honte À partir
de ce point de vue et au nom des spécificités culturelles et civilisationnelles
de chaque peuple, les négateurs de la démocratie vont se mettre à imaginer
toutes sortes de théories culturalistes de la démocratie. L’un reniera
radicalement la théorie démocratique, l’autre élaborera une théorie socialiste
de la démocratie, un autre encore un concept libéral de la démocratie. Dans ce
sillage, nous aurons une conception
africaine de la démocratie, une conception islamique, une conception
socialiste, une conception boudhiste. En fait, toutes ces doctrines peuvent
constituer autant de négations du concept de démocratie. Si nous voulons
asseoir ce concept sur des bases solides, nous n’avons d’autre choix que de le
fonder sur l’homme, notre seule vérité
existentielle. Mais pour le faire, il nous faut partir d’un principe
universel qui, sans aucune contestation possible, soit commun à toute
l’humanité.
La genèse du droit démocratique.
Construire un principe universel ne consiste
pas à décrire un fait qui serait commun à toute l’humanité, comme on décrirait
les lois de la gravitation universelle, la rotation de la Terre ou sa
révolution autour de l’astre solaire. D’ailleurs, même sous ce jour,
l’universalité existe-t-elle ? Oui, dans la mesure
où des lois scientifiquement établies existent et régissent d’une manière
constante la vie de l’univers. Non, parce que ces lois ne sont pas inamovibles,
qu’elles sont variables et irrégulières, mais surtout parce qu’elles s’exercent
sous des formes et avec des mouvements diversifiés.
S’agissant de l’homme, il est prétentieux de le
situer dans un cadre qui puisse, à proprement parler, être qualifié
d’universel. L’homme est toujours situé quelque part, dans une condition
humaine déterminée. La culture et la politique constituent les éléments
fondamentaux de différenciation de la condition humaine, ce qui veut dire de
différenciation des humanités qui cohabitent sur la face de cette terre ?
Que signifie, par conséquent l’universalité pour l’homme ?
Dans
ce domaine, il faut se barder de prudence et de modestie, à moins de vouloir
hypostasier certaines conditions humaines, c’est-à-dire, en fait, certaine
formes de culture ou d’organisation politique, pour en faire l’étalon de mesure
valable pour toute l’humanité, ce qui constitue évidemment une démarche
arrogante et arbitraire anti philosophique. S’interroger sur l’universalité du
droit démocratique, c’est donc prendre le risque d’aller sur des routes sans
issues.
Pourrait-on quand même, pour sortir de
l’ornière du relativisme, aller
chercher dans l’homme une universalité qui, sans être factuelle, soit au moins
potentielle ? Cette ambition plus
modeste semble elle-même démesurée. Prenons un exemple. Lorsque Jean-Jacques
Rousseau énonce au début du Contrat social que « l’homme est né libre et
partout il est dans les fers », il semble par-là nous donner une clé
d’interprétation universelle de la vie humaine pour, à partir d’elle,
construire le système du Contrat social. Pourtant, cette assertion, selon
laquelle l’homme est né libre, ne résiste pas à l’analyse et pourrait aisément
être renversée. On pourrait en effet tout autant dire que l’homme nait
dépendant, croit et se développe dans la dépendance. Il s’agit, dans un premier
temps, d’une dépendance nourricière qui, très tôt, se transforme en dépendance
linguistique, gestuelle et comportementale, culturelle, politique enfin. C’est
elle qui nous fait tenir debout, marcher et communiquer. L’homme est né dans
les fers. Quelle liberté dans tout cela ?
Nous pouvons en dire autant pour des
penseurs, comme Ibn Khaldoun ou Ghazali réfléchissant, dans d’autres conditions
culturelles, sur la nature de l’homme. Pour expliquer la vie des Etats, de leur
naissance à leur destruction, Ibn Khaldoun ou Ghazali partent d’une donnée qui
semble évidente, celle d’un homme civique par nature, mais par nature
également, animé par l’amour de soi,
amour de soi jusqu'au mépris des autres. Cet amour de soi
se manifeste par les instincts de domination, d’appropriation, d’agressivité et
d’autodéfense. Tout cela est vrai, mais ce n’est là que lambeaux de vérité. La
vérité est plus grande, probablement plus généreuse, certainement plus contrastée.
Comme nous le voyons, toute réflexion sur la nature de l’homme se heurte par
conséquent à d’énormes difficultés. Et c’est ainsi que nous nous retrouvons de
nouveau à notre point de départ :
comment construire un principe de vie pour l’homme, potentiellement universel,
sur lequel nous puissions bâtir le droit démocratique ?
Pour cela, il nous faut tout d’abord admettre
que le point de départ de notre réflexion ne peut être que l’homme lui-même
dans son humanité terrestre et non pas une force, un mystère, un agent, une
intelligence, qui se situerait dans l’inconnu, au dessus des hommes et qui
l’attendrait au tournant ultime de son existence terrestre pour juger s'il
pourrait mériter la félicitée éternelle de l'existence céleste.. Nous
choisissons par conséquent l’option philosophique de Jean-Jacques Rousseau
qu’il exprime au commencement et à la fin du Discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes :
«
C’est de l’homme que j’ai à parler et la question que j’examine m’apprend que
je vais parler à des hommes ; …». Le dernier paragraphe du discours est
encore plus significatif : « j’ai taché d’exposer l’origine et le progrès
de l’inégalité, l’établissement et l’abus des sociétés politiques, autant que
ces choses peuvent se déduire de la nature de l’homme par les seules lumières
de la raison, et indépendamment des dogmes sacrés qui donnent à l’autorité
souveraine la sanction du droit divin. »
Droit
humain, droit divin : Averroès avait, en son temps, au XIIème siècle,
trouvé une solution remarquablement élégante à ce problème lancinant dans les
sociétés de culture monothéiste. Cette solution fut reprise par toute une
lignée de penseurs européens, pas seulement averroïstes d'ailleurs, depuis
Thomas d'Aquin, jusqu'aux Lumières, en passant par Dante Alighieri ou Pico de
la Mirandolo, pour déboucher, en fin de
parcours, sur l'étatisme de type hobbesien qui ouvrait grandes les voies vers
la sécularisation du droit et de l'État. Cette confrontation est aujourd'hui
d’une actualité brûlante, dévorante, violente et meurtrière. Elle nous place
devant la véritable question : comment démontrer, autrement que par des
pétitions de principe, la supériorité morale de l’humanisme démocratique, qui
considère, par postulat, l’homme, sa liberté son épanouissement, comme les fins
ultimes de la cité politique, sans égard à des fins plus ultimes encore ?
Je me contente pour l’instant de poser la question.
Ce
postulat de départ étant posé, il me semble que le seul principe philosophique susceptible de servir de
fondement universel est le principe de non-souffrance. Ce principe régit la vie
de l’être humain dès le départ. Il s’agit d’un fait constatable par voie
d’expérience. On n’en connaît pas d’exception. De la formation de l’embryon
jusqu’à la mort, par instinct, par
nature, et avant tout discernement ou effort d’intelligence, l’homme fuit la
souffrance. Par la suite, par raison, intelligence et prospective, dans sa vie
sociale organisée d’adultes, il invente et construit tous les moyens
susceptibles de lui éviter toute confrontation avec la souffrance, quelle que
soit sa nature. Le principe de non-souffrance est plus vitalement ancré dans
l’homme que la simple recherche du bonheur, de l’utilité ou du plaisir. Ces
derniers supposent non seulement la conscience, mais également le discernement
et la connaissance. Un être sans
connaissance, ni discernement, un dément, un égaré, un être endormi n’aurait
aucune aspiration au bonheur, aucune volonté autonome de le rechercher. En
revanche, il réagirait à la douleur et la fuirait spontanément. A partir de
l’expérience de l’humain en général, nous pouvons par conséquent dégager avec
certitude que l’homme est porté, par nature, à fuir et à rejeter la souffrance
quelle qu’elle soit.
Mais le
principe de non-souffrance ne s’arrête pas à la dimension physique ou
matérielle de l’homme. Il régit les trois dimensions matérielle, spirituelle et
sociale de ce dernier. En effet, dans sa dimension matérielle et corporelle,
l’homme a universellement tendance à protéger sa vie, reculer au maximum son
terme en prenant soin de son corps, de sa nutrition et de sa santé. Par
conséquent, le droit à la vie au bien-être et à la santé, ainsi que la
protection de l’intégrité physique constituent le principe premier de toute
philosophie morale universelle.
Mais l’homme n’est pas que cela. Il est, par
essence, ou est devenu par évolution, un être pensant, jugeant et parlant. Ibn
Toufaïl, l’Andalou contemporain d’Averroes, dans son récit philosophique, Hay
ibn Yaqdhan, Le Vivant, fils du Vigilant, nous a laissé une description
minutieuse de l’enfant abandonné dans une île entre les seins d’une gazelle
nourricière et qui, par le seul effet de
son potentiel existentiel inné accède aux connaissances de l’être civilisé. La rationalité
de l’homme, exprimée par le langage et la logique, fait également partie de sa
nature, c’est-à-dire de son être supérieur. En tant qu'être pensant jugeant et
parlant, tout individu est porteur d'un élan vers l'interrogation du doute,
celle du philosophe, vers la recherche du meilleur, celle du moraliste, vers la
curiosité de la connaissance, celle du scientifique, vers l'intelligence
créatrice et imaginative, la convocation de l'invisible, celle de l'artiste, du
miniaturiste, du musicien, du poète. Toute entrave à sa liberté de pensée, de
juger ou d’exprimer sa pensée constitue une souffrance. En effet, elle
l'empêcherait de s’accomplir par le développement de son potentiel existentiel et
d'être ce qu'il veut et doit devenir.
Or, comme l'ont affirmé Erasme ou Pic de la Mirandole, l'homme n'est l'homme
que parce qu'il devient humain, en
s'élevant, par la pensée et le jugement, au dessus de sa condition charnelle.
Par sa nature même d’être humain, l’homme est porté à rejeter toute entrave à
sa liberté de conscience, de pensée et de jugement, de croyance ou de
sentiments, ainsi que toute entrave à sa liberté de s’exprimer, par le langage,
l’art et les techniques. Le principe de non souffrance conduit ainsi à la liberté, y
compris, à cette liberté paradoxale d'acceptation de la souffrance qu'est le
sacrifice.
Contrairement au principe de non-souffrance, la liberté n'est pas une donnée de
la conscience mais découverte, conscience de soi. La liberté, comme le bonheur,
se constitue par ricochet.
Enfin, la
troisième dimension de l’homme est d’être constitué en groupements sociaux. Les
Grecs ont exprimé cette vérité en disant « l’homme est un animal politique », les autres, comme
les Arabes, ont exprimé cela en disant « l’homme est par nature
civique », al insân madaniyyun bi tab’, ce qui revient au même. A ce titre, l’homme est naturellement porté à
participer à la vie civile et politique de son groupe social, qu’il soit tribal
ou national, républicain ou monarchique, que ce soit en débattant des affaires
de la cité, en se portant candidat aux charges et aux responsabilités
politiques, ou en désignant lui-même, par voie d’élections ou de tout autre
forme de représentation, les personnes qui exerceront ces responsabilités, en veillant à l’équilibre
entre l’ordre de tous et la liberté de chacun.
Il faut
ajouter que l’homme dans sa société ne souffre pas l’injustice, la
discrimination, l’inégalité. Pour cela, il nous suffit d'observer une société
enfantine, avec ses jeux, ses disputes, et ses réclamations incessantes devant
le tribunal des adultes, en cas de rupture de l’égalité. Si les hommes ne
naissent pas libres, mais le veulent devenir, ils naissent en revanche égaux et
le veulent demeurer. Enfin, comme l'a indiqué Hegel, l'homme social est
fondamentalement animé par l'instinct thymotique, le désir de reconnaissance
qu'il acquiert par la gloire ou la vertu. Pour cela, il peut faire don de
lui-même, vouloir souffrir ou mourir, sans peur, pour un dessein supérieur.
Mais le sacrifice n’est pas une négation du principe de non-souffrance. Il en
est au contraire une consécration, dans la mesure où il assure le triomphe de
notre humanité sur notre animalité,
celui de la conscience libre sur la conscience esclave, de l'esprit sur la
matière. Nous pouvons, toute chose étant
égale par ailleurs, transposer ce raisonnement au cas du pénitent ou du
suicidé. Dans la psychologie du pénitent ou de l’auto-flagellateur, souffrir,
c’est forcer le destin pour une non-souffrance éternelle espérée parce que
promise et pour le suicidé, désespérant du monde, c’est l’extinction, également
forcée, d’une peine de vivre impossible à vivre.
Il est vrai que l’aliénation et la
« servitude volontaire » produite par l’habitude et le conformisme,
comme l’a souligné Étienne de la Boétie, lui ont fait parfois accepter, par
contrainte, ce qui n’était pas acceptable, comme l’esclavage, le servage,
l’apartheid, la discrimination homme femme. Ces perversions se sont incrustées
dans les mœurs, les coutumes et les traditions. Il est arrivé qu’on finisse par
les considérer comme acceptables ou même naturelles, y compris par ceux-là
mêmes qui en sont les victimes. Mais, par l’effet des révolutions politiques,
philosophiques, religieuses, scientifiques, l’homme a réussi, peu à peu, à
lever cette chape de plomb qui pesait sur son esprit et le maintenait
prisonnier du conformisme social. Toute révolution, qui est acceptation de la souffrance régénératrice, comme l'affirme Camus dans L’Homme
révolté, constitue indéniablement une avancée vers une humanité délivrée de
l'asservissement.
Seul, ce
principe peut servir de fondement universel à l’idée démocratique et peut
également être le vecteur essentiel du développement de l’esprit de justice.
L’esprit de justice consiste à refuser l'emprise de la douleur, de la
spoliation, et de l'humiliation. La
source de l’esprit de justice réside en effet dans la perception immédiate que
tout homme peut avoir lui-même de la douleur, puis, par extension, de la misère
ou de l’humiliation, perception à partir de laquelle il définit lui-même, pour
lui-même, ce qui lui est acceptable ou intolérable. Par notre expérience
directe de la souffrance, puis par la transposition de cette expérience sur les
autres, nous pouvons conclure que le principe de non-souffrance est le socle
sur lequel nous pouvons solidement établir la philosophie de l’humain. Et ce
n’est qu’à partir de ce principe qui n’est pas un principe a priori,
mais d’expérience, que nous pouvons établir la règle morale absolue : « Ne fais
pas à autrui le mal que tu ne voudrais pas qu'on te fit »
Ainsi, sur le socle de ce fondement
universel, la démocratie peut se situer
au-dessus des spécificités culturelles. Animée tout entière par la recherche de
la non souffrance, l'idée démocratique est constitutive de l’homme. Elle fait
partie de sa nature psychique et corporelle. L’homme est né pour être démocrate
sur le fondement du principe universel de non-souffrance. Dans cette
perspective, il ne faudrait pas comprendre la genèse du concept de démocratie à
travers l'histoire des idées politiques. Cette histoire permet certainement
d’identifier les découvreurs et les théoriciens de la démocratie, notamment les
penseurs européens du siècle des lumières qui ont clôturé la genèse historique
du concept. Mais, la genèse historique d'un concept ne constitue qu'un mode
d'expression déterminé dans l'histoire. Pour saisir le concept, dans toute son
ampleur, il convient d'aller au-delà de l'histoire, pour réfléchir sur l'homme,
en tant que tel.
En supposant même que la nature de cet homme soit elle-même le produit
d'une évolution dans le temps au sens de Darwin, ou qu'elle soit carrément niée
à cause de son indivisible immersion dans ce que Heidegger appelle la
"facticité", c’est-à-dire le contexte de vie propre à chaque homme, ce
qui remettrait évidemment en cause l'idée même de nature de l'homme,
considérons l'homme comme le résultat final à la fois de cette évolution et de
cette immersion dans l'espace-temps, en attendant l'avènement de
quelque chose d'inconnu ou d'imprévisible qui pourrait advenir par la suite.
Ce résultat même provisoire est
le suivant. L’homme aime la vie, il a donc un droit sacré à la vie et à
l'intégrité physique. Il est un être pensant et jugeant. il a droit à une entière liberté de pensée et
de jugement. Il est un être parlant, il a donc droit à l’entière liberté de
s’exprimer. Il est un être politique, donc il a droit de résister à
l'oppression, d’élire, d’être représenté, de participer également avec les
autres aux affaires publiques. Les mécanismes et les procédures
constitutionnels destinés à réaliser ou à protéger ces droits importent peu. Le
système électoral, les modes de scrutin, les régimes politiques, la séparation
des pouvoirs, le contrôle juridictionnel du législateur et de l'administration,
le contrôle parlementaire de l'action gouvernementale constituent des formes
possibles du droit démocratique, mais ne doivent pas être considérées comme des
absolus, hors de discussion. Ainsi que l'affirme le Conseil des droits de
l'homme dans sa résolution 28/14 adoptée au cours de sa 28e session le 26 mars
2015 : «… quand bien même les
démocraties ont des caractéristiques communes, il n’existe pas de modèle unique de démocratie…la
démocratie n’est pas l’apanage d’un pays ou d’une région…» C'est à ce
niveau que chaque nation, chaque culture, chaque histoire, peut apporter la
contribution de son génie propre à l'édification du droit démocratique. Et
l’accord des Etats par l’harmonisation de leurs règles constitutionnelles
constituera la source des principes généraux du droit constitutionnel
international, au service du droit démocratique. L’internationalisation du
droit constitutionnel démocratique que nous constatons de nos jours, depuis la
fin de la Deuxième guerre mondiale, jusqu’aux révolutions arabes, en passant
par la chute du Mur de Berlin, se construit sur les ruines des régimes
autocratiques. Comme l’a vu Kelsen, il n’y rien d’autres, hormis ces deux là,
la démocratie, face à l’autocratie.
Comme nous l’avons indiqué, le droit
démocratique englobe les principes et les règles juridiques qui ont pour
objectif d’appliquer les valeurs de la société démocratique. En le disant, je
suis bien conscient des divergences possibles sur certaines composantes de la
société démocratique, puisque nous pouvons diverger sur ses institutions et
modes de régulation tels que la constitution, les élections, la famille,
l’éducation, le travail, la propriété, la religion. Il reste cependant que sur
les principes fondamentaux que nous avons évoqués, un esprit honnête
réfléchissant sans parti pris ne peut dire « non », à moins de
nier l’homme. Le droit démocratique en effet ne constitue pas un carcan de
règles institutionnelles, procédurales ou techniques, mais un ensemble de
principes universels qui doivent inspirer, diriger et censurer les institutions, ainsi que les
procédures et les techniques destinées à les mettre en œuvre. Ces principes,
nous les avons amplement évoqués précédemment, pour l’être naturel, pour l’être
pensant, pour l’être parlant et pour et pour l’être politique.
Ces
principes admis, tout devient possible. En effet, la société démocratique
accueille en son sein toutes les potentialités, toutes les énergies, toute la
créativité de l'être humain. C’est pour cette raison que les sociétés
démocratiques sont les plus performantes sur le plan du développement
scientifique, de l’art et de la culture.
Le
droit démocratique, tels qu'il s'exprime à travers la Déclaration universelle
des droits de l’homme et par le Pacte sur les droits civils et politiques, ou
par la Convention européenne des droits de l'homme ou encore la Déclaration
africaine sur la démocratie, la bonne gouvernance et les élections
n’appartiennent ni à la culture européenne, ni à la culture, africaine, ni à la
culture religieuse, ni à la culture laïque, ni à la modernité, ni à la
tradition. Ils font partie de notre patrimoine universel et naturel commun
parce qu’ils font partie de l’humain. Ces droits étaient là, inscrits dans le
potentiel existentiel de l’homme primitif, déjà du temps de Lucy, Ardi et Selam.
Il fallait les rechercher, les découvrir, les conquérir. Ce fut là l’histoire
de la civilisation, sans laquelle il y aurait si peu de différence entre l’animal
et l’homme.
La
supériorité du droit démocratique.
Je reprends la question posée précédemment. Comment
démontrer, autrement que par des pétitions de principe, la supériorité morale
de l’humanisme démocratique, qui considère, par postulat, l’homme comme la fin
ultime de la cité politique, sans égard à des fins plus ultimes encore ?
Nous
savons que dans le domaine de l’art, du goût, des valeurs morales, du droit,
nul ne peut démontrer la supériorité d’un choix quelconque. Imaginons pour cela
un dialogue entre un démocrate et un théocrate. Au démocrate qui prétend
légitimer et justifier l’autonomie d’une réflexion politique ayant la nature de l’homme terrestre pour postulat,
le théocrate répondra qu’une telle réflexion est construite entièrement sur une
erreur scandaleuse, à son point de départ. Pour lui, la création ne pouvant se
concevoir sans créateur, et l’homme ne pouvant se concevoir sans l’intelligence
suprême de Dieu, l’homme terrestre ne représente rien s’il n’est pas rapporté à
l’au-delà de sa vie terrestre. Or, pour gagner cet au-delà qui représente la
véritable vie, les ordres du dieu créateur, notamment les droits et les
obligations qu’il détermine souverainement pour l’homme terrestre doivent être
strictement exécutés. Tels sont, pour lui, le sens et l’essence de la vie. Dans
l’optique religieuse systématique, il n’y a pas de place pour une théorie
démocratique du droit. Cette dernière part de l’homme et y revient
perpétuellement. Le théocrate part de Dieu pour l'éternel retour. Les deux
postulats étant par définition aussi indémontrables, on ne voit pas comment on
pourrait concilier ces deux points de vue fondés ou sur un choix ou sur une foi
qui pourraient être tous deux également vrais ou également faux. Tel est, du
moins, l’apparence des choses.
En effet, en
poussant l’analyse nous pouvons malgré tout conclure que la théorie
démocratique peut être créditée à la fois d’une supériorité théorique et d’une
supériorité pratique.
Sur le plan
théorique et comme nous l’avons déjà indiqué, le droit démocratique est édifié
sur le principe de non-souffrance qui est un principe immédiatement démontrable
expérimentalement. Il est donc avéré et ne se perd pas dans le mystère. Règne
de l’amitié, régulateur des adversités, le droit démocratique protège
l'individu contre les souffrances de l’exclusion, de l'asservissement, de la
misère, de la frustration, de l'oppression et de l'aliénation. De cela, chacun
peut témoigner. L’homme, en effet, est en chacun de nous et en tout autre, à la
fois en tant qu’agent, objet et témoin de l’action. La véritable valeur de
notre principe, c’est qu’il peut être prouvé par le simple témoignage de tous
et de chacun. Il est vrai qu’il s'agit d'un fait de nature, mais d’un fait de
nature « moralement parlant », parce qu'il est universel, absolu et
nécessaire. D’un tel fait, nous pouvons
déduire un ensemble de devoirs.
Les
théories non démocratiques de l'autorité et du droit reposent, quant à elles,
soit sur le mystère de la transcendance divine ou de l'esprit des ancêtres,
c'est-à-dire d'un monde au-delà du monde, mythe du pharaon fils du Dieu Rê, de
l'Empereur fils du ciel, d’Auguste, fils d’Apollon, du Calife engendré par le
sang sacral du Prophète, du dictateur incarnant l'esprit du peuple, soit sur le
fait de la domination matérielle, morale ou intellectuelle, celle de
l'engendreur sur l'engendré, celle du pasteur sur le troupeau, celle du
colonisateur sur le colonisé, celle du dictateur sur les sujets, celle du
philosophe sur le commun des mortels, celle de la race supérieure sur la race
inférieure ou du maître sur l'esclave. Hélas, tout cela relève à la fois, de la
spéculation, du pari, de l'oracle ou simplement
de la mystification et du mensonge. Aucune démonstration rationnelle ne soutient ces théories qui, par
les ravages qu'elles ont causés et causent à l'humanité, lui ont révélé le
principe de non-souffrance, en lui permettant à la fois d'en prendre conscience
et de s'en prévaloir.
Sur le
plan pratique, le droit démocratique est le seul qui permette la cohabitation
paisible des antagonismes et des diversités. Il ouvre les voies de la
cohabitation à tous ceux qui se détestent. C'est même là son objectif
essentiel. Il a ce privilège inégalé de permettre non seulement l'existence de
toutes les autres doctrines et pratiques politiques, religieuses ou morales,
mais également d'offrir à ses propres ennemis la possibilité de pouvoir
s'exprimer et agir. De là, d'ailleurs, provient la source principale de sa
fragilité. À défaut de nous contraindre à nous aimer les uns les autres, il
nous oblige à nous tolérer les uns les autres. Son empire n'est pas celui des
sentiments, mais de la raison, non pas celui des cœurs, mais des idées. C'est
donc, avec justesse, que Jürgen Habermas affirme que le droit démocratique[1] « a des
vertus humanisantes et civilisatrices ». Cette vertu humanisante et
civilisatrice, cette tolérance, cette ouverture permanente au débat est une
caractéristique spécifique de la démocratie.
Les autres
théories du pouvoir et de la loi n'ont pas, au même degré, ce souci de l'homme
et de sa liberté. Rappelons nous le discours du grand inquisiteur, ce pénétrant
traité de sciences politiques, dans les Frères
Karamasoff : « il y a sur la terre trois forces qui seules peuvent
soumettre à jamais la conscience de ces faibles insurgés, et cela pour leur
bien. Ce sont : le miracle, le mystère et l'autorité. » C'est le point de
vue des doctrines théocratiques qui font aujourd'hui la une de tous nos
quotidiens. Délaissant l'homme de l'ici-bas pour l'homme éternel de l'au-delà,
elles préfèrent, pour son bien, l'obéissance à la liberté, la totalité
compressive de la communauté des croyants à l'autonomie de l'individu, et,
contre les récalcitrants, les hérétiques, les apostats, elles érigent un devoir de violence et mettent au
service de la balance des droits, le sabre d'un pouvoir sanglant animé par un
fol amour de Dieu jusqu'au mépris de soi. S'il y a quelque part dans le monde
une véritable haine de la démocratie, c'est de là qu’elle vient. Pour tous les
inquisiteurs, les donneurs de fatwa, les
faiseurs de bombes, les bourreaux de la décapitation et du fouet,
qui se sont conféré le « droit de délier et de lier », selon la
formule séculaire des docteurs de la loi, pour rendre l'homme heureux, il est
nécessaire de lui ôter sa liberté. C'est encore une affirmation du grand
inquisiteur espagnol chez Dostoïevski qui reproche à son Dieu d'avoir enseigné
la liberté aux hommes oubliant que : « Pour l'homme et pour la société humaine,
il n'y a jamais rien eu de plus insupportable que la liberté. » Rien de plus insupportable pour l'homme que
la liberté : tel est également le credo du tyran, du despote et du
dictateur, du conquérant, du faiseur de nations, du conducteur de peuples.
Le droit
démocratique renverse cette dernière proposition, lui qui affirme : « pour
l'homme et pour la société humaine, il n'y a jamais rien eu de plus
insupportable que la souffrance. » Cette proposition, comme nous l'avons
démontré, ne relève pas de la conjecture mais de la démonstration. Sa force
démonstrative, fondée sur un principe universel irrécusable, s'étend au-delà du
cercle de ses propres adeptes. C'est pour cette raison d'ailleurs que ses
adversaires se voient obligés d'adopter les résonances de sa terminologie pour
justifier leur entreprise. Hélas, à défaut de pouvoir convaincre, parce que
leur force démonstrative ne repose que sur des certitudes non vérifiées et ne
peut s'exercer en dehors du cercle de leurs propres adeptes, ils sont
contraints de recourir aux armes de la violence, au lavage de cerveau ou aux
sorcelleries des réseaux modernes de communication qui donnent aux bas
instincts de la pensée humaine encore plus de pouvoirs qu'ils n'en avaient dans
le passé.
Le droit
démocratique évidemment n'est pas sans risque. Il représente probablement, pour
certains, le plus grand risque. Cela a été dit et redit depuis Platon de mille
manières. La démocratie contreviendrait à la sélection naturelle des êtres,
elle favoriserait l'atomisme social, le populisme, la démagogie, les dissidences,
le consumérisme et même la guerre civile. Elle irait non seulement contre la
culture, contre l'histoire, contre la réalité des sociétés humaines, contre
leur unité et leur intérêt mais serait au surplus contre nature. Pour le
prouver, l'histoire fournit suffisamment de témoignages concernant les échecs
répétés des expériences démocratiques dans l'histoire.
Le problème
est que l'histoire est souvent mauvaise conseillère. Ses témoignages se
contredisent et sa manipulation est aussi dangereuse que celle des explosifs. Et nous pouvons glaner dans les faits
historiques assez de preuves pour montrer que les expériences politiques et
sociales non démocratiques ont apporté bien plus de malheurs et de souffrances
à l'humanité. Quant à ceux qui prétendent disqualifier la démocratie parce
qu'elle ne respecterait pas la sélection naturelle des êtres humains, qu'ils
nous apportent la démonstration d'une inégalité naturelle des intelligences et
des dons. Enfin, pour ceux qui prétendent qu'il existe entre les humains des
inégalités de force ou de capacités physiques notamment entre les hommes et les
femmes, osons rappeler que les éléphants sont les plus forts et que l'homme
n'est pas un étalon de la race chevaline.
Mais
allons plus loin, pour conclure. Il est vrai que tous les compositeurs ne sont
pas Mozart, que tous les poètes ne sont pas Abul Allâ al Maari et que tous les
dirigeants politiques ne se valent pas. C’est la raison qui expliquent les
quelques vieilleries élitaires platoniciennes
de La République, reprises par le philosophe arabe Farabi dans sa Politique
de la Cité, asiyasa al Madaniyya. En supposant donc que de telles
inégalités naturelles existent entre les êtres humains et pourraient être
prouvées, nous prétendons alors qu'il faut discriminer les faits de nature.
Refusons ceux qui aboutiraient à un avilissement de l'homme, contraire à
l’égalité citoyenne ou à la liberté. Dans ce cas, refusons de suivre les dictats
préférentiels de la nature et, plutôt que de les consacrer politiquement, corrigeons-les,
par la politique et par le droit. Acceptons en revanche les faits de nature,
comme le principe de non-souffrance, qui débouche sur cette morale de l'homme,
pour l'homme, par l'homme. Les juristes de notre temps et la jurisprudence des tribunaux
internationaux appellent cela « le principe fondamental d’humanité ».
L’humanité est devenue aujourd’hui le sujet du droit, notamment du droit
international et les crimes contre l’humanité ne sont rien d’autres que des
atteintes scandaleuses au droit démocratique. Mais elle est devenue également
une perspective de politique extérieure, comme le prouve la proposition du
Président de la République en France pour une « déclaration des droits de
l’humanité ». Le droit démocratique
est seul à pouvoir accommoder la discipline et la liberté, dans le meilleur des
mondes possibles, et pour les croyants, il est le seul à pouvoir s'accommoder
de l'amour de Dieu et de l'amour des hommes, en les délivrant de l’idée funeste
que le droit légitime serait celui de la seule humanité croyante. S'il n'est
pas possible pour le droit démocratique de supprimer la souffrance, la crise
migratoire est là pour nous le rappeler, il a au moins la capacité de
l'analyser rationnellement, pour la soulager tout d'abord, mais surtout pour
redonner à l'homme tout le sens de son humanité.
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RépondreSupprimerBonjour Yadh Ben Achour, voici un article en souvenir de la conférence du 13 août 2015 à l'Agora de La Marsa :
RépondreSupprimerhttp://www.lesnouvellesnews.fr/tunisie-au-pays-du-nobel-de-la-paix/
Claire A. Poinsignon
Merci Claire, mieux vaut tard que jamais; de Genève ou je me trouve actuellement je viens de prendre connaissance de votre intéressant article
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