« Ce journal de mes souffrances, heure par
heure, minute par minute, supplice par supplice, si j’ai la force de le mener
jusqu’au moment où il me sera physiquement impossible de continuer, cette
histoire, nécessairement inachevée, mais aussi complète que possible, de mes
sensations, ne portera-t-elle point avec elle un grand et profond
enseignement ? N’y aurait-il pas dans ce procès verbal de la pensée
agonisante, dans cette progression toujours croissante de douleurs, dans cette
espèce d’autopsie intellectuelle d’un condamné, plus d’une leçon pour ceux qui
condamnent ? Peut-être cette lecture leur rendra-t-elle la main moins
légère quand il s’agira quelque autre fois de jeter une tête qui pense, une tête
d’homme, dans ce qu’ils appellent la balance de la justice ?»[1]
Le
droit à la vie n’est contesté par personne. Il se situe au sommet de l’échelle des valeurs morales et
des normes juridiques. « Tu ne tueras point » : la règle
péremptoire ainsi posée ne fait pas l’ombre d’un doute. Elle semble absolue.
Pourtant,
toutes les cultures et les civilisations admettent qu’il existe un droit et
donc un devoir de tuer.
Dans
l’histoire, le droit et le devoir de tuer sont admis dans des hypothèses
extrêmement diverses. Nous l’admettons, par exemple, lorsqu’il s’agit de tuer
l’ennemi extérieur, celui qui veut attenter à l’intégrité territoriale,
ethnique, culturelle ou religieuse d’un groupement humain quelconque. La
défense du groupe, au nom du patriotisme, du droit à la légitime défense, de la
souveraineté territoriale, de l’identité, constituent autant de valeur qui
viennent justifier le devoir de tuer. Le droit de la guerre et des conflits
armés constituent l’expression juridique de ce droit à la violence légitime.
Dans
le même sillage, mais s’agissant cette fois-ci de l’autodéfense individuelle
contre l’agression, il est universellement admis par les systèmes de droit
pénal, que le droit à la légitime défense constitue un moyen approprié et juste
pour supprimer l’auteur d’une agression grave contre la vie d’une personne.
Nous
pouvons également admettre que le devoir de tuer peut être justifié, au nom de
la dignité humaine, dans l’hypothèse où il s’agit de mettre fin aux souffrances
intolérables d’une personne. C’est précisément au nom de la plénitude du droit
à la vie que cette hypothèse se trouve moralement justifiée. L’euthanasie et le
suicide, bien que problématiques, rentrent dans cette catégorie.
Cette
idée peut aller très loin, dans la mesure où, au nom de la protection sociale,
elle pourrait venir justifier le sacrifice des
handicapés qui, précisément, par accident de nature, ne disposent
pas de la plénitude de leur vie et qui
pourraient ainsi gêner la famille ou la société. Nous connaissons la légende du
gouffre des Apothètes à Sparte ou la Roche Tarpéenne à Rome. Nous savons
également que dans l’Arabie préislamique, certaines tribus admettaient le
sacrifice des fillettes al Mawdûda
non pas à cause de leur handicap, mais simplement parce qu’elles étaient considérées,
en tant que femme et dans une société de subsistance, comme des bouches
inutiles à nourrir.
Enfin,
le devoir de tuer peut être considéré comme le revers du droit de punir un
coupable responsable d’un crime particulièrement grave. Il vient par exemple punir
l’homicide, par application de la loi du talion. Nous le retrouvons dans
d’autres hypothèses telles que l’atteinte à la sûreté de l’État, le crime de
trahison, le crime de terrorisme, le commerce sexuel hors mariage, zina,
ou encore l’apostasie, ridda.
Ce
devoir de tuer, malgré sa consécration, demeure cependant problématique.
Certaines pratiques ont disparu par l’effet du développement de la conscience
morale universelle. Ainsi l’eugénisme ou
le génocide ne peuvent plus aujourd’hui être défendus et pratiqués. Leur base
morale s’est effondrée par le développement du caractère sacré de la vie et du principe de la non
souffrance. Ce dernier principe, nous le recevons sans délibération, ni choix.
Il est indiscutable et c’est par amour de la vie - la sienne ou celle des
autres- qu’on en arrive à se donner la mort. Lucrèce dans les vers qui suivent
le « Suave, mari magno » par lesquels débute le livre II du De
rerum natura affirmait :
« Ô
malheureux esprits des hommes , ô cœurs aveugles
N’entendez-vous
donc pas que la nature ne réclame rien
d’autre
Sinon l’absence de douleur
Pour le corps, et pour l’âme un bonheur apaisé,
Délivré des soucis, affranchi de la peur ? »[2]
Sinon l’absence de douleur
Pour le corps, et pour l’âme un bonheur apaisé,
Délivré des soucis, affranchi de la peur ? »[2]
Le
droit à la guerre, en particulier la guerre de conquête, a également perdu du terrain.
Cela ressort clairement aussi bien du préambule que du chapitre 1er
de la Charte des Nations unies[3].
La guerre n’a plus très bonne presse et l’article 20 du Pacte n’hésite pas à
affirmer que : « Toute propagande en faveur de la guerre est
interdite par la loi ».
Très
longtemps restée au-dessus de tout soupçon, la peine de mort subit cependant
aujourd’hui les mêmes assauts. Le mouvement abolitionniste ne se limite plus à
des aires géographiques particulières. Il a acquis une dimension planétaire.
Mais la peine de mort résiste. Pourquoi ? Quelles sont ses
justifications ? Quelle est son
argumentation ?
I.
Les
arguments de la peine de mort.
Arrêtons-nous
un instant sur les particularités de la peine de mort. Contrairement aux autres
manifestations du « devoir de tuer », comme la guerre, la défense légitime ou
l’euthanasie, qui peuvent n’avoir avec
le droit que des relations partielles ou discontinues, la peine de mort se trouve
entièrement insérée dans le tissu des relations juridiques. Elle constitue un
processus légal, codifié obéissant à un certain nombre de principes dont le
fameux principe de la légalité des délits et des peines. Elle s’exécute au nom
de la loi, au nom de l’État et du droit. C’est là toute la différence entre la
peine de mort et les disparitions forcées, les exécutions sommaires ou la
torture ayant entraîné la mort. Par conséquent, la peine de mort revêt un
caractère officiel et procédural. Dans le droit moderne, elle est entièrement
couverte par le droit de la procédure pénale. Dans la majeure partie des Etats
du monde, la procédure pénale se décompose en un certain nombre de phases :
l’action publique, l’instruction, l’inculpation, la mise en accusation, le renvoi devant une cour criminelle avec ou
sans jury, les procédures auditoires criminelles, le jugement, enfin
l’exécution.
Sans
égards aux arguments théologiques, comme par exemple celui de l’expiation par
la rançon ou encore celui du sacrifice, les
arguments communément avancés pour la légitimation de la peine de mort tournent
en général autour des axes suivants :
La
prophylaxie sociale. La peine de mort à connu dans l’histoire des formes cérémoniales et
publiques, « à ciel ouvert ». L’exécution du verdict prononçant la mort à connu
diverses formes destinées à frapper de terreur l’imagination en vue d’éviter la
répétition du crime : crucifiement, lapidation, mise au bûcher, pendaison,
empalement, écrasement, strangulation, écartèlement, flagellation, noyade,
étouffement. Le châtiment relevait
d’un cérémonial ayant pour cible le
corps du supplicié et l’éclat du supplice[4]. De nos jours, sauf dans quelques rares Etats,
la peine de mort a perdu son caractère de spectacle pour s’exécuter dans le
secret, par pendaison, fusillade, injection létale, ou décapitation. Mais ceux
qui la défendent continent de soutenir son caractère en quelque sorte prophylactique. La peine de mort protègerait
la vie des autres ou empêcherait que ne se reproduisent les crimes passibles de
cette peine.
« Un monde
plus salubre ». La peine de mort servirait à assurer
la protection sociale par la suppression des individus gravement dangereux pour
la paix sociale. L’idée de protection sociale se retrouve à travers le
mécanisme de l’élimination. Il faut éliminer les dangers pour assurer la survie
des sociétés. La criminalité meurtrière en fait partie. Les métaphores
utilisées pour justifier ce mécanisme font appel aussi bien à l’élimination du
membre gangrené ou de la partie cancéreuse pour éviter la métastase ou la
contamination généralisée, qu’aux comparaisons avec les animaux sauvages qu’il
faut éliminer des zones habitées par des groupements humains. Comme le pense
Stephen, cité par Thorsten Stellin la peine de mort « fait de ce monde un monde
plus salubre »[5]. Cette idée fait partie de la philosophie
spontanée partagée par toutes les nations.
La
responsabilité du coupable. La division pénale des infractions
en contraventions, délits et crimes est établie sur la base du principe juridique
de proportionnalité entre l’infraction et la sanction. Mais cette question
n’est pas exclusivement juridique. Derrière le droit, comme toujours et
partout, se profile le principe du libre arbitre avec sa double représentation
éthique quasiment universelle de la responsabilité : tout d’abord, « tu
assumeras sur ta personne, ta famille ou
tes biens les conséquences préjudiciables de tes actes » ;
ensuite, « plus grave est l’atteinte au droit ou à la paix, plus grave
sera la sanction ». Au sommet
du crime, le sommet de la peine. Il est entendu que le retrait de la vie est la
pire des peines, le degré maximum de la souffrance pour tout être vivant. Le coupable doit payer proportionnellement à
sa responsabilité.
-La
compensation vindicatoire des victimes. A ce niveau,
l’idée dominante est celle de la vengeance, autre manière de parler de la légitime défense. Cette
dernière, en effet, dérive de l’instinct. Nous pouvons le constater déjà dans
la vie collective des enfants et des bêtes. L’agression suscite immanquablement
l’agression, sans détour ni arrêt intellectuel sur la finalité de l’acte, ni
même sa portée, ni même encore son utilité. Dans l’instinct, point de
rationalité. Le droit pénal, par la norme préétablie sur le crime et sa
sanction, la procédure, la prise de temps et de parole, rationalise,
« civilise » l’instinct de défense par la contreviolence. La vie
civilisée doit offrir cela aux victimes. La peine de mort satisfait donc à la
fois l’instinct et la raison.
Le renoncement du
coupable à sa qualité d’homme. Le droit à la
vie se mérite. Il faut être digne de la vie, pour mériter la vie. Cela aurait
pour conséquence que celui qui porte atteinte à la vie d’autrui ou celle du
groupe tout entier, de quelque manière que ce soit, se déshumanise lui-même,
renie sa qualité d’homme vivant en société, renonce donc volontairement au
respect qui est dû à sa propre vie. On ne peut traiter humainement une personne
qui renie sa propre humanité. Sans cela, la société humaine serait ravalée au
rang de la société animale, société dans laquelle il n’existe ni droit, ni
devoir, ni loi, ni obligation. Le meurtre, le génocide, le crime de guerre, mais
également la trahison ou le régicide, constituent autant de négations de la vie,
en tant que telle, mais également de la société, de ses lois morales et
juridiques. Ce renoncement du coupable à sa qualité d’homme justifierait, par
conséquent, la peine de mort qui viendrait ainsi légitimement sanctionner cet
attentat a notre humanité. Le coupable n’a plus droit au respect, en tant que
fin, dans la mesure où il a instrumentalisé son prochain ou menacé gravement
l’être social.
Le texte sacré et la volonté de Dieu. Luther
qui possède l’art des formules fortes aurait écrit : « La
main du bourreau est celle de Dieu. C’est Dieu qui pend... »[6]. L’idée,
avec des nuances, est partagée par les traditions monothéistes. Plutôt qu’exécution de la volonté immédiate de
Dieu, la peine de mort, avec ses extensions hors-texte, est conçue par les
légistes musulmans comme l’application de sa loi, Dieu étant le Législateur
suprême. Dans l’Ancien testament la peine de mort par le feu, la lapidation,
l’épée ou la pendaison, est admise dans plusieurs hypothèses comme le meurtre,
l’adultère, la sorcellerie, l’apostasie, la violation publique du Shabbat, le
viol, l’attentat contre les ascendants, l’homosexualité[7]. A
strictement parler, le Coran ne prévoit qu’un seul cas de peine de mort, celui
de la hiraba, interprétée par les exégètes et légistes, comme la
rétribution des violences désinstauratrices de l’ordre de la cité, par la rébellion
ou le brigandage. L’homicide
volontaire, dans le Coran, relève de la loi du talion qui n’est pas à
proprement parler une peine de mort, telle que précédemment définie. La
lapidation pour commerce sexuel hors
mariage, Zina, et l’exécution de l’apostat ont été fondées sur des
hadiths du Prophète, dont on peut douter de l’authenticité. En réalité la peine
de mort a été admise, malgré quelques contestations de doctrine, par la
partie du droit pénal appelée ta‘zîr , dans laquelle la peine est décidée discrétionnairement par le prince
ou le juge, dans des matières telles que l’hérésie, l’espionnage imputable à un
musulman contre des musulmans ou l’homosexualité récidiviste. Dans le système du ta’zîr,
la sanction du crime n’est pas connue à l’avance, mais décidée par le
magistrat, selon son appréciation des faits, de leur contexte et de leur
gravité. Il lui revient d’établir la matérialité des faits, de les qualifier,
d’apprécier leur gravité et de choisir
la sanction et le moyen de son exécution.
Cette notion archaïque de Ta‘zîr , indépendamment du fait
qu’elle repose sur des fondements religieux contestables viole les principes
les plus fondamentaux du droit pénal. Cela nous conduit à dire que la
justification de la peine de mort par le texte religieux repose sur des
arguments d’une extrême fragilité.
La justice pénale commutative. L’idée
aristotélico-thomiste de justice commutative fondée sur la réciprocité de
l’échange ne s’applique, en principe, qu’en matière civile. Elle consiste à
restaurer ce qui a été indument pris au patrimoine moral ou matériel d’une
personne. Grâce à la monnaie, cette équivalence proportionnelle se trouve
évidemment simplifiée. Pourtant,
l’imbrication entre la pénalité et la réparation en matière criminelle a été
admise dans l’histoire du droit pénal. Ainsi, pour prendre un exemple au droit
musulman, certaines écoles juridiques, comme le hanbalisme, admettent en
matière d’homicide volontaire l’unité du talion, qisas, et de la
réparation de la victime, diyya.
Pour le hanbalisme, la diyya fait partie de la peine principale, qawd,
de telle sorte que les ayant-droits
de la victime ont la possibilité de choisir entre l’application de l’un,
qawd, ou de l’autre, diyya, sans le consentement du coupable. Dans
ce dernier cas, il s’agit, au sens plein du terme, d’une véritable réparation
pénale. Dans le système du droit pénal moderne, la sanction pénale proprement
dite a été nettement distinguée de la réparation civile. Cette séparation a
entraîné de multiples complications concernant aussi bien le rapport entre
l’action publique et l’action civile que l’effet absolu ou relatif de la
sentence pénale sur le jugement civil. Ce qui nous importe, c’est que l’action
civile peut venir se greffer directement sur l’action publique, être jugée par
le même juge et faire l’objet d’un même jugement. Les tendances récentes du droit pénal
reviennent à l’idée d’une nature proprement pénale de la réparation, notamment
en matière de justice pénale des mineurs. En Tunisie, la loi 68.2009 du 12 août
2009 a introduit l’idée d’une réparation pénale venant se substituer à la peine
d’emprisonnement. Mais ces nouvelles tendances ne reçoivent application que
pour les contraventions et certains délits. Ce que nous devons retenir de ces
considérations, c’est que l’idée de justice commutative, même en matière
criminelle, n’est pas totalement étrangère au droit pénal.
Ayant examiné les arguments de la peine de mort
nous allons à présent y répondre, sans que nous astreindre à évoquer les
arguments un à un. Certains arguments en effet ne nécessitent pas de réponses
spécifiques. Si nous considérons par exemple l’argument religieux, nous n’avons
qu’à constater un fait commun à toutes les religions du texte, à savoir que ce
dernier est largement ouvert à l’interprétation et que cette dernière suit les
événements[8]. Les
autres arguments trouveront réponse dans ce qui suit.
II. La peine de mort et la logique de l’humain.
Toute réflexion sur la peine de mort doit
commencer par un « discours sur la vie ». Un discours, en ce sens
qu’il s’agit d’une construction intellectuelle, une représentation ou encore
une manière plus ou moins objective de comprendre et décrire la vérité d’une
chose.
« Discours » sur la vie et le
droit à la vie. Pour l’homme, comme pour l’animal, la vie est tout d’abord
matière, argile, viande et poussière. Déjà,
à ce niveau le plus bas, la vie mérite le respect, à cause du principe de la non
souffrance qui nous fait tenir à la vie par désir et contrainte quasiment
absolus. « Sur ma vie », « sur ta vie… », « …plus que ma vie »,
« à jamais pour la vie », « l’éternité d’une vie », « avoir mal
à la vie » « risquer sa vie… », « sacrifier sa vie », etc : autant de
signes familiers pour dire que la vie est, dans tous les sens du terme, et à
son niveau le plus élémentaire, la valeur suprême de notre humanité, son
départ, sa course et sa cible. Même les convictions qui posent que la mort
n’est pas un terme final, mais le passage d’une vie à une autre par la
transmigration des âmes ou l’entrée dans l’au-delà, même ces convictions
reconnaissent que la mort est un anéantissement, au moins une inscription dans
l’histoire du mal.
Mais, au-delà, pour l’homme, la vie est celle
d’un être pensant, réfléchissant et parlant et, pour cela, potentiellement
divin. L’existence au sein de notre humanité de prophètes, de saints, de génies et de sages, en porte
témoignage, autant que la vie de l’esprit, autant que le progrès. Par-delà
l’humaine poussière, il y a le mystère et déjà le sacré. « La vie, écrit Stamatios Tzitzis, comme partie privilégiée du devenir, est
sacrée, dans le sens qu’elle appartient à un domaine distinct de celui des
contingences et des consensus. Elle réclame donc son inviolabilité. Dans cette
optique, la mise à mort de l’homme constitue une atteinte au sacré, à l’être
même, car ce dernier est affecté dans son déploiement.. »[9]. On ne
peut penser autrement, à moins de se résoudre à admettre l’idée que la vie de
l’esprit elle-même n’est en définitive que le produit de décharges électriques et de réactions
chimiques entre sang, humeurs, muscles et tissus, nerfs, vaisseaux, fibres et
filaments. Mais avec ou sans mystère, il y a dans la vie quelque grandeur
incommensurable, une sublimité non vérifiable.
Le problème crucial de la peine de mort, c’est
qu’en détruisant le corps, par force de vérité légale, elle détruit, en
apparence du moins, l’ensemble de l’être, dans toutes ses dimensions.
L’immensité de la peine de mort, c’est qu’elle n’atteint pas uniquement l’argile,
mais supprime dans le concret l’ensemble
des capacités et potentialités spirituelles de l’être humain, puisque la
matière corporelle est notre seule preuve et notre seule certitude, Elle
atteint donc la vie dans son immensité, dans son mystère et sa sacralité. Nous
disons « dans le concret », parce qu’au-delà de cette ligne, qui n’est que
celle de la mort physique, nous entrons dans le domaine des hypothèses
indémontrables, l’âme, l’au-delà, l’éternité, qui relèvent de la foi, de
l’imagination ou de la conscience et non
pas de la démonstration. C’est pour l’ensemble de ces raisons que l’humanité a décidé que la vie était sacrée.
Le droit
en a tiré les conséquences nécessaires en affirmant tout d’abord que le droit à
la vie est lui-même un droit sacré, inviolable et imprescriptible[10], inhérent
à toute personne humaine, ce qui ne veut rien dire de plus que ce droit est
attaché à la nature physique et spirituelle de l’homme, sans égard à sa
position sociale, à son origine, à son histoire ou à sa condition statutaire.
Le droit à la vie est donc relatif à l’essence et non point aux formes sociales d’existence, il précède la condition sociale,
ce qui veut dire qu’il est un droit de l’humain bénéficiant de la
précédence et de la suprématie par
rapport aux droits du citoyen. L’idée d’inhérence est expressément reconnue par
le droit international public. Elle est formulée par l’article 6 du Pacte sur les droits civils et politiques[11], aussi
bien que par l’article 5 de la Charte arabe des droits de l’homme[12]. Dans
son Observation générale numéro 6 (1982), le Comité des droits de l’homme a
affirmé que le droit à la vie est « …le droit suprême pour lequel aucune
dérogation n’est autorisée, même dans le cas où un danger public exceptionnel
menace l’existence de la nation ». Le Comité
a ajouté que le droit à la vie « inhérent à la personne humaine ne peut
être entendu de façon restrictive et que la protection de ce droit exige que
les Etats adoptent des mesures positives ». À propos de la peine de mort,
le Comité souligne que si les Etats ne sont pas tenus d’abolir totalement la
peine de mort, « ils doivent en limiter l’application et, en particulier,
l’abolir pour tout ce qui n’entre pas dans la catégorie des crimes les plus
graves ». L’abolition est donc
souhaitable et le Comité en conclut que « toutes les mesures prises pour
abolir la peine de mort doivent être considérées comme un progrès vers la jouissance
du droit à la vie au sens de l’article 40 ». Pour le Comité la peine
capitale doit être une mesure tout à fait exceptionnelle. Le deuxième protocole facultatif affirme dans son
préambule que l'abolition de la peine de mort contribue à promouvoir la dignité
humaine et le développement progressif des droits de l'homme.
La
sacralité de la vie va avoir un certain nombre de conséquences. En tout premier
lieu la vie est un bien hors valeur. Contrairement à l’ensemble des biens,
qu’ils soient matériels ou moraux, la vie ne peut s’évaluer à l’aide d’une
quelconque mesure d’évaluation. Le droit la considère, par conséquent, comme un
bien hors commerce, non susceptible d’aliénation, de location, de concessions,
de vente ou d’achat. Les conventions qui porteraient sur le droit à la vie
seraient nulles de plein droit. Au surplus, le droit à la vie présente cette
particularité de faire partie de « l’indécidable ». La vie doit aller jusqu’à son terme et ce
dernier échappe à toute décision humaine. L’homme peut donner la vie, cela
relève du décidable. En revanche, la mort dérive de facteurs qui échappent à
notre volonté. Ce fait de nature combiné avec notre désir absolu de prolonger
la vie, dans les meilleures conditions possibles, jusqu’à son extrême limite, a
eu pour résultat l’élaboration d’une norme universelle qui prohibe
l’attentat volontaire à la vie : « Tu ne tueras point ».
Cet
impératif a été cependant assorti d’une condition : « Tu ne tueras
point,... sauf pour la cause du droit (ou d’un droit)». Il en est ainsi dans le
verset 33 de la sourate du Voyage nocturne, al isrâ’. Le principe n’est
donc pas d’une valeur absolue, puisqu’il souffre une exception. Il existerait
donc une juste cause du droit, celle dont nous avons précédemment les
différents arguments, qui pourrait nous habiliter à détruire l’ensemble de
l’être en détruisant son corps. Ce raisonnement va être examiné dans ce qui
suit.
Sublimité du droit et indigence de la peine. Si nous admettons, comme nous l’avons indiqué
précédemment, que le droit à la vie est un droit sacré, absolu, permanent et
non circonstanciel, que la vie des
humains n’est pas celle d’un aquarium, d’une jungle ou d’un parc zoologique
qu’elle dépasse largement en sublimité, il devient difficile voire contradictoire d’admettre
d’annihiler la vie par un geste si relatif, si contingent, pour ne pas dire si
indigent. Ce geste
dépend des circonstances, des sentiments et de la psychologie particulière du
juge, de l’état et des sentiments de vengeance ou de pitié de l’opinion dans un
lieu donné à un moment donné, de la validité du procès et de ses preuves, des
intérêts en conflit, de la nature de l’État et de ses hommes. Comment opposer,
justifier ou faire prévaloir ce geste si hasardeux sur un droit qui ne dépend
ni de notre volonté, ni de notre décision, ni des circonstances particulières
de lieu et de temps qui l’entourent ? S’il en était autrement, le métier
de bourreau serait aussi enviable que celui des grands généraux qui tuent eux
aussi en bien plus grande quantité mais pour d’autres motifs relativement plus
justifiables. Pour exercer son métier le bourreau est obligé de porter un
masque. Sur ce masque, chacun de nous peut inscrire ce qu’il désire, mais
toujours en termes de culpabilité, de
regret, de peur ou de honte.
Ce
que nous devons ici considérer, ce n’est pas tant l’équité, le risque d’erreur
judiciaire, l’utilité ou l’exemplarité de la peine de mort, mais son fondement
même. On ne peut reconnaître à la fois que la vie est un don qui ne dépend ni
de notre volonté ni de notre législation, mais d’une législation ou d’une force
qui nous sont étrangères, puis décider qu’il existe un droit volontaire d’y
mettre fin. Il y a une contradiction flagrante entre le point de vue
philosophique moral ou métaphysique et le point de vue social et juridique.
Chaque religion qui reconnaît les caractéristiques essentielles de la vie, tout
en admettant la peine capitale, tombe dans cette contradiction. Il en est ainsi
des deux religions monothéistes juive et islamique qui, toutes deux fondées
dans leur formulation d’origine sur des conceptions étatistes de la religion,
mêlant par conséquent inextricablement le domaine de l’art politique et celui
de la conscience religieuse, admettent sur le plan métaphysique l’argument
théologico-philosophique du caractère absolu et sublime de la vie et
reconnaissent, sur le plan de l’organisation sociale, l’argument du chef de
l’État, du ministre, du préfet et du policier, tous exclusivement soucieux de
la paix civile et de l’ordre public, sans se rendre compte que les deux
perspectives sont totalement contradictoires.
« Un mal de plus ». Beccaria
a formulé une objection morale à la peine de mort d’une importance
capitale. Dans le « Traité des délits et des peines » (1776) il
écrit : « En donnant aux hommes l’exemple de la cruauté, la peine de mort
n’est pour la société qu’un mal de plus». Quant à Victor Hugo, il
affirme : « La peine de mort est le signe spécial et éternel de la
barbarie». Depuis, l’idée a fait son chemin. Nous la retrouvons dans la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
Dans
l’affaire Al Saadoon et Mufdhi c.
Royaume-Uni, du 2 mars 2010, la Cour européenne des droits de l’homme considère
que la peine de mort peut, dans un contexte particulier d’attente, de
souffrance et d’angoisse, passer pour un traitement inhumain et dégradant
interdit par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. « Dans ce contexte, la Cour estime que le libellé de la deuxième
phrase de l'article 2 § 1[13] n'interdit plus d'interpréter les mots « peine ou
traitement inhumain ou dégradant » de l'article 3 comme s'appliquant à la
peine de mort » (§122). L’idée sous-jacente, c’est qu’on ne peut
corriger un tort, par un tort encore plus grand et que la peine de mort ne fait qu’ajouter du
mal au mal. Le droit possède cette vertu de corriger le tort, mais non
l’inverse.
Le
mort et la peine de mort. Dans la
doctrine du droit pénal moderne, celle d’une politique criminelle
humaniste, initiée par le comte Gramatica en Italie et Marc Ancel en France[14],
la sanction conserve son caractère disciplinaire, mais elle reste cependant
accompagnée d’un espoir que le coupable prenne conscience de sa
responsabilité, s’amende et rende ainsi possible sa réinsertion sociale. Le mouvement abolitionniste est
effectivement un mouvement humaniste, dans la mesure où il affiche une foi en
l’homme fondée non seulement sur le
caractère sacré de la vie, mais également sur la dignité de l’homme, y
compris celles de l’homme criminel. Le
concept de dignité se trouve au cœur du système pénal et pénitentiaire
moderne, comme l'affirme l'article 10 paragraphes 1 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques de 1966. « Toute personne privée de
sa liberté est traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente
à la personne humaine. » Il ne nous revient pas de décider que l’homme
criminel a renoncé à sa qualité de personne humaine. La culpabilité, aussi
grave soit-elle, ne fait pas obstacle à la restauration de la conscience et
de la responsabilité. C’est pour cette raison que le Pacte sur les droits
civils et politiques a pris soin de rappeler que le régime pénitentiaire a
pour objectif « l’amendement et
le reclassement social » des condamnés (art.10). Il s’agit donc d’assurer la réinsertion du
coupable dans la société. La peine de mort, par son caractère irréversible,
ne donne aucune chance à cette restauration. Fondée en apparence sur la
responsabilité du criminel, en fait elle l’abolit totalement. La peine de
mort empêche le coupable de rester en face de lui-même et de sa
responsabilité. Elle ne résout pas le problème de la responsabilité, elle l’évacue.
Dans la logique interne du droit de punir, il existe une contradiction. Ce
n’est pas punir que de supprimer le coupable. C’est l’aider à ne pas penser
sa responsabilité et à l’assumer. Le mort est indifférent à la peine de mort.
|
Conclusion.
Il est
temps de dépasser le temps des moratoires[15], des
abolitionnismes de fait et de la limitation de la peine de mort aux « crimes
les plus graves ». La constitution tunisienne a raté une occasion d’abolir
la peine de mort, comme le lui suggérait le comité d’experts dans son projet de
constitution du 27 novembre 2011[16]. N’était-ce pas là une exigence de la
Révolution ? Victor Hugo nous avait
pourtant prévenus : « L’échafaud est le seul édifice que les
révolutions ne démolissent pas ».
Certainement
atteinte à la dignité humaine, comme l’a reconnu l’assemblée générale des
Nations unies à plusieurs reprises, ainsi que le protocole II (1989) au Pacte
sur les droits civils et politiques, la peine de mort est, plus gravement, une
plaie profonde dans la logique de l’humain. Honorables législateurs, cessez de
plaider sa cause. Abolissez la !
[1] Victor
Hugo, Le dernier jour d’un condamné, suivi de Claude Gueux, J.
Hetzel éditeur, Paris, 1866, p.21.
[2] De rerum natura, livre II, vers 14 et suivants.
[3]
Chap. I, art.2.4 de la Charte : »Les Membres de l'Organisation
s'abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou
à l'emploi de la force, soit contre l'intégrité territoriale ou l'indépendance
politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts
des Nations Unies ».
[4] Michel
Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Gallimard, 1975, p.47,
et ss.
[5] André
Normandeau, in Dictionnaire de sciences criminelles, sous la direction
de Gérard Lopez et Stamatios Tzitzis , Dalloz, 2004, p.692.
[6] Laura Lhoir, « Religion et peine de mort »,
site d’Amnesty Internaitonal, http://www.amnestyinternational.be/doc/s-informer/notre-magazine-le-fil/libertes-archives/les-anciens-numeros/390-Numero-de-Janvier-2003/Mouvement,305/article/abolir-1738. Consulté le 08/02/2014.
[7] Alexandre Meloni, « La justice sans peine de mort », site http://maimon.blog.lemonde.fr/2008/10/15/
[8] Sylvie
Bukhari-de Pontual, Présidente de l’ACAT-France ( action chrétienne pour
l’abolition de la torture), Membre du Bureau International de la FIACAT,
« LES CHRETIENS ET LA PEINE DE MORT », http://www.fiacat.org/introduction-des-chretiens-et-la-peine-de-mort.
[9] Stamatios
Tzitzis, La philosophie pénale, PUF, collection que sais-je, 1996, p.
103.
[10] Charte
africaine des droit de l’home et des
peuples. »La personne
humaine est inviolable. Tout être humain a droit au respect de sa vie et à
l'intégrité physique et morale de sa personne: Nul ne peut être privé
arbitrairement de ce droit ».
[11] 1. Le droit à la vie est inhérent à la personne
humaine. Ce droit doit être protégé par la loi. Nul ne peut être arbitrairement
privé de la vie.
[12] Article 5. a. Le droit à la vie est
un droit inhérent à toute personne humaine; b. La loi protège ce droit et nul
ne sera privé arbitrairement de sa vie.
[13] CEDH. Article 2 – Droit à la vie
- Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
- La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire:
- pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale;
- pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue;
- pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection.
[14] Marc Ancel,
La défense sociale nouvelle, 2ème. Ed. Cujas, Paris, 1966.
[15] Voir résolution 2005/59 de la Commission des droits de l'homme de l'ONU du 20 avril 2005. E/CN.4/RES/2005/59.
Résolution 62/149 de l’Assemblée Générale de l'ONU du 18 décembre 2007, Moratoire sur l'application de la peine de mort, A/RES/62/149. Egalement, Résolution A/RES/63/168 du 18 décembre 2008. Résolution A/RES/65/206 du 21 décembre 2010. Projet de résolution de l’Assemblée Générale de l'ONU du 9 novembre 2012 -
[16] Article
premier : Tout individu a le droit
sacré à la vie. La loi protège ce droit contre toute violation. La peine de
mort est abolie.
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