Introduction.
A. Qu’est-ce qu’un compromis historique?
Un compromis consiste,
dans l'hypothèse d’un processus contraignant d'action compétitive, en une prise
de décision finale entre deux ou plusieurs propositions d'action contraires. Il
faut supposer que l'absence de décision finale, c'est-à-dire le maintien de
propositions contradictoires, pourrait aboutir à une situation de crise, dont
on suppose qu’elle pourrait être préjudiciable aux acteurs en compétition,
situation qu’ils désirent éviter, d'où le caractère contraignant de la décision
finale.
Un compromis peut-être
obtenu de plusieurs manières : soit on ignore les positions en jeu, sans
décider pour l'une ou pour l'autre : soit on adopte une position médiane, ce
qui est relativement aisée dans les cas ou seulement deux positions sont en
lice ; soit on adopte une tierce position plus proche de l'une que de
l'autre ou des autres propositions initiales : soit enfin on opte pour les
deux positions initiales à la fois, ce qui constitue en réalité une position
d'attente, en attendant que l'avenir décide de la mise en application de ce
choix. Toutes ces modalités du compromis ont été expérimentées en Tunisie au
cours des trois dernières années.
Un compromis est
historique, lorsque dans une société donnée la décision de compromis prise
entre un certain nombre d'acteurs politiques influents touche les grandes
orientations politiques et sociales ou encore s'inscrit dans un contexte
historique à forte évolution (changements brusques et massifs). Il s'agit donc
d'un choix fondamental d'orientation et non pas d'un choix de gestion courante.
Dans les cycles de l'évolution historique, il faut bien admettre en effet qu'il
existe pour chaque société des moments privilégiés de forte évolution ou de
rupture que les historiens utiliseront par la suite comme dateurs-marqueurs
privilégiés, correspondant aux temps forts de l'histoire sociale. L'histoire de
tous les jours ne ressemble pas à celle des grands événements : fulgurances
prophétiques, révolutions, naissances, indépendances, scissions et chutes des
Etats, des empires, des royautés et des républiques, avènement et mort des
hommes et des régimes, batailles déterminantes, conquêtes exceptionnelles,
désastres nationaux, constituent autant d'orages et parfois de tornades dans le
ciel des peuples.
Depuis l'année 2011, le
monde arabe est entré dans un cycle de révolutions généralisé. Nous nous trouvons
donc dans une zone de faille dont on ne peut aujourd'hui mesurer l'extension.
B. Qu’est-ce qu’une révolution ?
Un nombre incalculable
d'approximations, d'erreurs de jugement, de poncifs, ont circulé sur la
révolution, en particulier celle qu'a vécue la Tunisie. Le comble du bêtisier a
été atteint lorsque certains, en particulier des journalistes, ont prétendu
juger l'existence ou la non-existence de la révolution en fonction de ses
suites immédiates, c'est-à-dire de sa réussite ou son échec. Pour éviter ces
dérives, je voudrais présenter les remarques qui suivent concernant les
conditions d'une révolution.
Scénographie.
Une révolution doit
tout d'abord être jugée selon sa scénographie propre, le plus près possible de
sa mise en scène, à travers l'audition et la visualisation de sa période très
brève de jaillissement. Cette scénographie nous est restituée par l'ensemble
des témoignages, reportages, images de ce moment privilégié. Une révolution est
un livre d'images qu'il faut consulter et des acteurs très nombreux sur une
scène de théâtre qu'il faut auditionner. Ce n'est pas avec le regard miséreux
et décontenancé des années de crise qui suivent forcément toute révolution que
l'on peut se faire une opinion sur la nature, l'avenir ou la portée d'un moment
révolutionnaire, phénomène historique et sociologique qu’il faut resituer dans
son cadre temporel et social spécifique.
Que peut-on lire à
travers la scénographie des événements arabes, à partir de janvier 2011 ? Tout d'abord
qu'il s'agit bien de révolutions. Cette conclusion dérive des constatations
suivantes.
Les conditions d’une
révolution. Protestations, chute d’un régime, message.
La protestation
publique généralisée est la première
condition d’une révolution. Les événements arabes ont été marqués par une protestation
massive (pas forcément de masse), violente ou non violente, dépassant par son
ampleur l'ensemble des phénomènes de protestations qui émaillent la vie
politique quotidienne de toute société, tels que les manifestations, les grèves
partielles ou générales, les pratiques de désobéissance civile, les
insurrections, les révoltes. Il faut cependant avouer que cette ampleur des
phénomènes protestataires ne peut être connue, en dernière analyse, qu'au terme
de leur résultat final, en termes de victoire ou d'échec. Si les phénomènes de protestation restent
sous contrôle ou sont réprimées avec succès, alors ils iront rejoindre la masse
des phénomènes ordinaires et quasiment quotidiens de protestation. Au
contraire, s'ils aboutissent à un changement politique majeur, ils entreront
alors dans la catégorie des événements
révolutionnaires. C'est ce qui s'est passé dans le monde arabe, en Tunisie,
puis en Égypte, en Libye, au Yémen. La situation révolutionnaire au Maroc a été
contrôlée[1].
En effet, une révolution
n'existe, et c'est la deuxième condition, que si elle aboutit à la chute d’un
modèle politique, incarné par des hommes, des discours, des pratiques et des
institutions[2]. À ce
titre, une révolution est à la fois un phénomène politique, puisqu'elle signe
la fin d'un régime et juridique, puisqu'elle signe la fin d'une constitution.
Mais, contrairement à ce que pense avec, malgré tout, une certaine prudence,
Charles Tilly[3], cela
n’implique pas forcément le contrôle du gouvernement par les forces révolutionnaires.
Telle est la particularité des révolutions arabes. En Tunisie, par exemple, le
gouvernement postrévolutionnaire est resté, pour un temps, entre les mains de membres de l’ancien régime,
puis a subi, notamment à partir du 27 février 2011, des modifications, mais
sans jamais être accaparé par la coalition des forces révolutionnaires. Cela s'explique par le fait que les
révolutions arabes, inattendues et spontanées, n'ont pas été planifiées à
l'avance par des partis organisés, en
compétition avec le gouvernement en place pour la prise du pouvoir. Le pouvoir
n'était pas l'enjeu de ces révolutions.
Le pouvoir n'ayant pas
été l'enjeu principal de ces révolutions, en l'absence de partis en compétition
pour la prise du pouvoir d'État, des périodes transitoires de gouvernements
provisoires se sont imposées. Ces périodes transitoires varient évidemment de
forme, d'intensité et de longueur selon les aléas politiques de chaque pays. En
Tunisie, où cette période se caractérise par une certaine rationalité, la transition
a connu trois phases essentielles. La première se situe entre la révolution et
les élections du 23 octobre 2011. La deuxième entre l'installation de
l'assemblée nationale constituante et l'adoption de la constitution le 27
janvier 2014. La troisième entre janvier 2014 et les élections législatives et
présidentielles sous l'égide de la nouvelle constitution. La rationalité,
cependant, ne signifie pas harmonie. Entre les différentes phases transitoires
et à l'intérieur de chaque phase il existe en effet de nombreuses
contradictions, donnant lieu à des conflits politiques et à des crises.
Enfin, une révolution
est un programme, un appel, un message, en vue de la construction d'un modèle
politique jugé meilleur, assurant plus de liberté, plus de dignité plus de
respect de l'homme et du citoyen. Cette troisième condition révèle la portée
incontestablement éthique de toute révolution. Toute révolution, peu ou prou,
participe à la construction de l'humanisme.
C.
Révolution, demande
démocratique et néo-constitutionnalisme.
Avec cette scénographie,
il devient évident que l'événement
révolutionnaire a définitivement mis fin à ce que certains ont appelé «
l'exception arabe »[4]. Dans le
même sillage, il a mis fin à une légende largement exploitée par les dictatures
et leurs alliés et par certains partis islamistes radicaux: celle qui veut
laisser croire que le concept de démocratie et ses dérivés constituent un
article d'importation occidentale n'ayant de validité qu'à l'intérieur de la
culture de souche européenne. Les révolutions arabes ont infirmé cette thèse. De
ce fait, comme l'écrit Abdou Filali-Ansari,
« la légitimité démocratique est en train de devenir la seule forme
de légitimité politique acceptable dans les sociétés arabes »[5].
La demande démocratique est constitutive de l'humain, comme le prouve la
persistance des révolutions de la dignité et de la liberté à travers le monde.
Une révolution, précisément, n'a d'autre sens que de lever la chape de plomb
qui emprisonne, tout au long des siècles, l'instinct démocratique, sous le
poids de l'aliénation sociale et culturelle. L’Europe, depuis la Grèce antique
et la Rome républicaine jusqu’aux Lumières, a eu le simple privilège d’avoir
diffusé l’une des formes institutionnelle de la démocratie : le
constitutionnalisme.
Le moment
révolutionnaire est allé de pair avec l'apparition d'un néo constitutionnalisme
arabe qui s'est fortement exprimé à travers le message de la révolution, en
particulier en Tunisie. Il s'agit en fait d'une reprise des universaux du constitutionnalisme classique mondialisé[6]
par l'effet de l'extension planétaire de la culture constitutionnaliste européenne
à travers l’idée du Free state au centre du républicanisme anglais[7], également à travers les grands thèmes de « l'Esprit
des lois » largement diffusé dans le monde arabe depuis la deuxième moitié
du XIXème siècle, ainsi que de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen de 1789. Cette reprise va cependant être orientée vers des demandes
particulières liées aux circonstances de lieu et de temps de chaque société
arabe. Ainsi, les concepts d’État civil, dawla madaniyya, de dignité, karama,
de liberté, hurriyya, renvoient tous à des significations spécifiques.
Il s'agit donc bien d'un constitutionnalisme de nouvelle facture.
D. Etat civil et religion.
Notre étude porte sur
ce cycle particulier de l'histoire, chargé de contradictions. Nous avons limité
notre analyse à l'une des contradictions majeures vécues au cours des dernières
années. Elle oppose en fait deux orientations d'une immense portée politique
juridique : celle de « État civil », dawla madaniyya, et celle d’un «
Etat religieux », dawla dîniyya. Dans le titre de notre étude, comme
dans les développements qui vont suivre, nous avons choisi le terme « religion
» par souci de simplification et de commodité. Mais il est entendu que ce terme
renvoie à la religion dans ses implications politiques et juridiques centrés
autour des concepts fondamentaux de religion, dîn et de normes
religieuse, shar’. Les mots-clés de ce système sont les suivants :
doctrine juridique religieuse, fiqh ; légistes, jurisconsultes ou
juges de cette doctrine, faqih, qâdhi, muftî ; droit et moralité
publique religieux, shar’ ; loi tirée du texte sacré, hukm
shar’i ; science de l'interprétation à partir de la source religieuse
et avec l'intention de servir le maître de la religion, ’ulûm shar’ia ; État d’islam, khilafa ; religion
d'État, dîn a-dawla ; etc. Ce champ sémantique s'inscrit à l'opposé
du champ sémantique adverse synthétisé par le concept d’« État civil » et
pivotant autour des concepts fondamentaux d’Etat, dawla et de loi, qânoun.
Les mots-clés de cet autre système sont les suivants: doctrine juridique
positiviste, ‘ilm alqânoun alwadh’i ; légistes, jurisconsultes et
juges de cette doctrine, rajul qanûn, khabîr, hâkim ; droit et
moralité publique temporels, huqûq wadh’iyya, huqûq madaniyya ; loi
positive, qânoun a dawla ; règles juridiques ayant pour source la
loi, qâ’ida qanouniyya ; science de l'interprétation au service des
textes juridiques étatiques, ‘uloum qânûniyya ; État de droit, dawlat
qânoun : État séculier, dawla ‘ilmâniyya, dawla lâikiyya.
A près les révolutions,
entre ces deux systèmes de pensée difficilement conciliables, il a fallu
négocier et établir un certain nombres
de compromis. Pourquoi et selon quels processus ? Avec quels
résultats ? C’est à ces deux questions que nous allons répondre à présent.
Première partie : les
origines et les techniques du compromis.
Les périodes dirigistes
ou dictatoriales, plus ou moins longues antérieures aux révolutions arabes, ne
manquaient ni de déséquilibres, ni d'antagonismes, ni de conflits. Mais la
plupart de ces antagonismes étaient maintenus dans une sorte d'équilibre forcé
par des phénomènes très nombreux de légitimation symbolique, de propagande, de
mobilisation de masse, grâce à l'action concertée des partis politiques
dominants ou exclusifs, des différents corps de police politique, des milices
et de l'armée.
A. Les causes du compromis.
Les révolutions vont
précisément avoir pour effet de libérer ces antagonismes, au moins en ce qui
concerne quatre questions fondamentales : la question sociale, la question de
l'État et du droit, la question confessionnelle et celle de la culture.
La révolution et la
libération des antagonismes.
Au niveau social, la révolution
allait mettre en pleine lumière le conflit entre les élites intellectuelles ou
socio-économiques centralisatrices et les masses et régions déshéritées,
entraînant de nouvelles formes de lutte des classes dans laquelle le slogan
religieux devient le mobilisateur principal au service des classes deshéritées.
De même, elle va révéler une tension qu'on croyait dépassée, entre l'allégeance
nationale et les allégeances tribales. Des antagonismes entre élites
traditionnelles et élites nouvelles vont également voir le jour.
La question de l'État
et de l'unité territoriale va être remise en cause, parfois de manière
dramatique, comme au Yémen ou en Libye. Des phénomènes de parcellisation de
l'État et de monopole des armes vont totalement déstabiliser le pouvoir central
et entraîner l'affaiblissement, la déliquescence ou parfois même la destruction
de l'État. Toujours au niveau de l'État, un enjeu de taille va prendre une
place de premier plan au niveau du débat public. Il s'agit précisément de la
question des rapports de l'État et de la religion, de l'islamisation de la
société et de l'État ou au contraire de la sécularisation des mœurs, du droit
et de la loi.
La question
confessionnelle n'est pas en reste. Elle va être ranimée et prendre à son tour
des tournures dramatiques avec la prise du pouvoir par les islamistes à la
suite des processus électoraux, comme en Tunisie ou en Égypte. Cette question
va être non seulement marquée par la division classique entre islam politique
et tendance sécularistes, mais également par la grande déchirure à l'intérieur
de l’islamisme, entre les réformistes modérés, les frères musulmans, les
salafistes, les jihadistes, les mystiques apolitiques, les sunnites, les
chiites, l'islam d'État, l'islam d'opposition etc. La question confessionnelle
n'est évidemment pas détachable de celle de la culture. À ce niveau, nous
retrouvons l'antagonisme entre les partisans de la culture et de l'identité
arabo islamique et ceux qui sont accusés
d'adhérer à la culture occidentale.
L'ensemble de ces
antagonismes, libérés par la révolution, vont évidemment provoquer toutes
sortes de conflits. Et ces conflits vont provoquer, selon les circonstances
particulières de chaque pays, des crises politiques plus ou moins graves qui
déboucheront soit sur des modes de résolution violents, soit par des modes de
résolution pacifique, soit sur une alternance des deux modes.
Le compromis constitue
l'un des modes privilégiés de résolution pacifique des conflits au cours de
l'expérience des révolutions arabes.
Le gouvernement dans la
précarité.
Ces antagonismes
libérés marquent profondément la vie politique post révolutionnaire. Nous avons
affaire à des sociétés éclatées, pulvérisées par l'explosion inattendue d'un
ensemble de contradictions majeures, libérées par l'effet de la révolution,
mille fois aggravées par la circulation des armes et la présence de véritables
arsenaux circulant à l'intérieur des frontières et par-delà.
Au cours de cette
expérience, le compromis n'est pas un choix, mais une nécessité. Ceux qui, pour
des raisons d'intérêts ou de pouvoir n'ont pas voulu l'admettre ont fracassé
l'avenir de leurs peuples dans l'anarchie ou la guerre civile. La hantise de la
guerre civile ou du chaos constitue précisément l’un des ressorts du recours au
compromis. La crainte d’un retour à la dictature en est un autre.
Les périodes
transitoires se caractérisent par une sorte de suspension des standards et des
normes. Les dirigeants, les institutions, les lois qui gouvernaient avant la période
révolutionnaire tombent. Mais les nouveaux dirigeants, les nouvelles
institutions et les nouvelles lois qui sont installés demeurent dans la
précarité, l'attente et le manque de crédibilité et d'autorité. Ils portent
tous le qualificatif quasiment désobligeant de « Provisoire » et de
« Transitionnel ». Nous sommes en période de régence, avec
tout ce que cela comporte de précarité, de résistance, de dérision, de
moqueries et de complots. Le peuple, ivre de sa liberté, rejetant les formes et
les lois du passé, prend un certain plaisir à la désobéissance. Il se rie des
lois, il se moque de la folle et irresponsable agitation de ses députés. Il est
arrogant, agressif, irrespectueux envers les responsables. Quand on le rappelle
à l'ordre ou à la discipline, il répond : « Révolution!».
La démocratie par le
compromis.
Cet état de précarité
va toucher tous les aspects de la vie politique, y compris ceux qui sont fondés
les principes les plus solides de la démocratie tant attendue et pour laquelle
pourtant la révolution a sacrifié ses martyrs. Même le principe sacro-saint de
la souveraineté populaire, exprimée par le suffrage électoral universel, à
peine mis en œuvre, dans une sorte d'euphorie instantanée, va aussitôt être
malmené et contesté. L'Assemblée nationale constituante en Tunisie, élue le 23
octobre 2011, ainsi que, mais plus gravement encore, le Congrès nationale général
libyen, élu le 7 juillet 2012, vont en
faire les frais. Dès le 23 octobre 2012, l'Assemblée nationale constituante
ayant dépassé son mandat d'une année consignée pourtant dans la Déclaration du processus
transitoire du 15 septembre 2011, le parti Nida Tounis, présidé par
M. Béji caïd Essebsi, allait lancer la campagne de contestation de la
légitimité électorale et du principe majoritaire, pour lui opposer la légitimité
consensuelle et le principe du tawâfuq. N'ayant pas la majorité absolue,
soumis à des tensions très fortes d'une large partie de l'opinion publique,
discrédité par l'amateurisme caractérisant sa gestion des affaires publiques,
subissant les contrecoups des événements politiques nationaux et
internationaux, parfois tragiques, le parti majoritaire allait lui-même
endosser et pratiquer le mode de gouvernement et de prises de décisions
consensuelles. Par voie de conséquence, des principes démocratiques aussi
incontestables que le principe majoritaire deviennent inefficaces et perdent
leur valeur symbolique et morale. Pour cela, et dans l'hypothèse où les
circonstances sociopolitiques restent sous contrôle et n'aboutissent pas à
l'anarchie ou à la guerre, le compromis va devenir, à l'encontre des principes
juridiques et des règles les mieux établis, le mode de gouvernement de la
transition démocratique.
L’alliance du Religieux
et du temporel.
Les révolutions arabes
ont révélé au grand jour, avec des degrés d’intensité variable, un antagonisme majeur entre une demande de
religiosité radicale, embrassant tous les aspects de la vie sociale et un «
civisme » qui entend cantonner le religieux à la religion, c’est-à-dire à la
foi et au culte, sans interférences sur la vie politique et le droit. C'est
entre ces extrêmes qu’émerge le discours « du milieu » wasatî, celui de
l'islam modéré, mu’tadil , qui deviendra le discours central en matière
d'action politique et d'organisation du pouvoir.
Ces demandes
contradictoires peuvent cohabiter et même faire front commun. C’est le cas des
plateformes élaborées en Tunisie, par le « Comité du 18 octobre pour les droits
et libertés », un an après la grève de la faim d’octobre 2005, entre les
partis de gauche et le parti islamiste Ennahdha. La déclaration élaborée
par le « Comité du 18 octobre » relative aux relations entre l'État
et la religion met l'accent sur l'appartenance identitaire arabo-islamique d'un
côté, mais, d'un autre côté, sur les acquis de l'universalisme et de la
modernité. Cette déclaration prend soin
de noter que l'État dont on espère la fondation ne peut-être qu'un « État
civil » fondé sur la souveraineté du peuple, les élections, la
responsabilité et l'alternance. Elle
précise que l'action politique, ouverte à la négociation et au dialogue, ne
peut avoir aucun caractère sacré, et qu'elle constitue une œuvre purement
humaine, quelles que soient les convictions et les croyances des acteurs.
Ce type de déclarations,
avec sa terminologie particulière[8],
va se substituer au langage politique de la société ancienne[9] ou, selon les circonstances, se mélanger à
lui. Le plus remarquable, c'est que nous le retrouvons dans des textes post
révolutionnaires, comme la Déclaration d’El Azhar sur l'avenir de l'Égypte,
du 19 juin 2011, rédigé par des intellectuels et des oulémas sous l'égide du cheikh d'El Azhar, Ahmed al-Tayyeb. La
Déclaration d’el Azhar avait essentiellement pour but de déterminer les principes sociaux et politiques
qui devaient gouverner l'avenir de l'Égypte. S’inscrivant clairement dans la tradition des gens de la Sunna
et de la jamâ’a, et dans une
optique de consensus, tawâfuq, la Déclaration
définit l'islam comme la religion du juste milieu, du réformisme et de l'ijtihad.
Elle condamne le radicalisme al
ghulou, qui ne fait qu’exploiter la religion, et qu’utiliser les méthodes
du takfîr (accusation d’hérésie) et du sectarisme. S'agissant de la
relation entre la religion et l'État, elle pose la charia comme la source principale
de la législation, mais consacre le principe d'un État national,
constitutionnel, moderne et démocratique, pluraliste, fondé sur la volonté du
peuple, le dialogue, la loi, et les libertés, tout à l’opposé de l’Etat théocratique. La Déclaration
prend soin de noter que la démocratie est la forme moderne de la Shûrâ islamique.
Cette alliance du
religieux et du temporel au niveau du discours est posée en termes
prescriptifs, comme le résultat d'une volonté collective consensuel. Mais,
entre la volonté et la mise en œuvre, il existe des zones d'ombre, pouvant
donner lieu à des interprétations contradictoires et, par conséquent, à des
crises et à des conflits politiques. C'est ce qui est arrivé en Tunisie au
cours du processus d'élaboration de la constitution. Les procédures consensuelles
ont cette caractéristique de pouvoir rétablir la paix, par le consensus, en
fermant les portes de certaines crises, mais, hélas, pour les ouvrir à d'autres
crises, lors de la mise en exécution des décisions consensuelles.
B. Procédures et modes d’expression du compromis.
L'idée générale qui
régit les expériences transitoires dans le monde arabe, c'est que ces dernières
ont pour seul objectif de mettre en place les structures d'un ordre
constitutionnel et politique nouveau, en totale rupture avec les dictatures,
démantelées par les révolutions. Par conséquent, le nouvel édifice doit être
ajusté et répondre aux attentes de toutes les catégories sociales et non pas
uniquement à celles qui détiennent la majorité électorale.
tawâfuq
Figure du compromis, Le tawâfuq exprime bien
l'idée selon laquelle, dans l'intérêt de tous et de chacun, le consensus conduit
les acteurs, soit à renoncer à des procédures majoritaires formelles de
prise de décision, au profit d’une procédure informelle par tacite acceptation,
soit à faciliter le recours au vote majoritaire formel, par suite de
l'établissement préalable du consensus sur les questions de fond.
En Tunisie, nous avons
entendu très souvent cette revendication
: « une constitution pour tous » dustûrun lil jamî’. Cela
sous-entend que la constitution ne peut être l'œuvre des députés qui ont été
précisément élus pour l'élaborer, mais celles qui réunira l'ensemble des
groupes, par voie de consensus. Nous sommes en définitive dans une situation ou
la légitimité démocratique, tant espérée et qui fait incontestablement partie
des grands objectifs de la révolution, se trouve concurrencée par une contre-légitimité
de type consensuel, en raison de la nature même de la période transitoire que
nous avons décrite précédemment. Le principe majoritaire étant susceptible de
devenir un facteur de divisions, de tensions et de crises, il convient de lui
substituer un mode plus malléable et plus contrôlable de prises de décision,
qui réunisse le maximum d'adhésions et sauvegarde l'unité nationale. Autrement
dit, le mode consensuel de prise de
décision, Tawâfuq, a cette double vertu de faire prévaloir le processus
politique sur le processus légal et le processus informel sur les procédures
formelles, ce qui ne veut nullement dire qu'il n'est pas institutionnalisé. En
effet, il peut connaître plusieurs
formes d'institutionnalisation, comme la « Commission des consensus »
lajnat atawâfuqât, expérimentée
au sein de l'Assemblée nationale constituante en Tunisie ou encore le « Congrès
du dialogue national global» vécu au Yémen, ou encore la « Conférence
du dialogue national libyen ». Il faut cependant remarquer que pour
réussir ce mode consensuel requiert un certain nombre de conditions minimales
préalables. Une situation de crise trop forte dans laquelle les différentes
positions des acteurs deviennent inconciliables ne peut encourager le recours
au consensus. Dans cette situation, hélas, seule la guerre, avec sa logique
alternative implacable, victoire pour les uns défaite pour les autres, pourrait
résoudre les conflits impossibles à résoudre par les voies pacifiques.
Al hiwâr al
watani.
Le consensus nécessite
souvent une minutieuse préparation. Il exige également un mécanisme ou, en
d'autres termes, un process, une enceinte à l'intérieur de laquelle se
déroule l'échange des points de vue entre les différents acteurs en
compétition. Pour clarifier le débat, apprécier la portée et l'effet des
concessions, renoncements, renonciations des uns et des autres, prendre enfin
ensemble la décision finale sur telle ou telle question, force est d'instituer
un processus de dialogue. Ce processus de dialogue, en particulier dans le cas
où il prend une dimension nationale, peut se révéler salutaire. C'est ce qu'a
révélé d'une manière remarquable l'expérience tunisienne. Après l'assassinat de
Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013, la crise politique majeure que cet
assassinat a provoquée, les immenses manifestations qui ont eu lieu en août
2013, l’occupation de la place du Bardo par les protestataires, le retrait des
députés de l'opposition de l'Assemblée nationale constituante, la suspension
des travaux de l'Assemblée par la décision de son président, l'apparition du
mouvement tamarrod aussi bien en
Égypte qu'en Tunisie, la prise du pouvoir par l'armée en Égypte, la
déliquescence de l'État en Libye, la flambée du terrorisme, la résistance du
gouvernement Laarayedh à toutes les formes de pression, seul le « Dialogue
national » a pu sortir le pays d'une des plus dangereuses crises
politiques de son histoire. Ce dialogue, ouvert le 5 octobre 2013, rassembla
les 21 partis politiques les plus importants et fut initié par l'Union
générale des travailleurs tunisiens UGTT, puis placé sous l'égide des quatre
organisations nationales : l’UGTT, l’UTICA, la Ligue tunisienne de défense des
droits de l'homme, LTDDH, et enfin l'ordre national des avocats tunisiens. Ce
dialogue s’articulait autour d’une « feuille de route » Kharitat
a-tarîq , qui, après plusieurs incidents de parcours, fut signée par les
protagonistes[10].
Kharitat a-tarîq
La « feuille de
route » est l'une des techniques utilisées dans le cadre global du
consensus. Il s'agit, dans un document écrit et signé par l'ensemble des
parties en présence, de définir des actions échelonnées sur un calendrier
déterminé. L'une des premières manifestations de ces techniques en Tunisie fut
la « Déclaration sur le processus transitoire » du 15
septembre 2011, à laquelle il a été fait allusion précédemment. Le dialogue
national sous l'égide du quartette a réussi également à élaborer une feuille de
route pour définir aussi bien l'échelonnement et la fin des travaux de
l'Assemblée nationale constituante que la nature, les délais de promulgation de
la nouvelle constitution, la démission du gouvernement de la troïka, enfin La
nomination et les compétences du nouveau gouvernement de technocrates. Il n'est
pas excessif de dire que le dialogue national et la feuille de route sauvèrent
le pays de l'effondrement et permirent un nouveau départ.
Les procédures
informelles de dialogue national peuvent aboutir à deux résultats
contraires. D'un côté, elles peuvent
inciter les institutions officielles à assurer elle-même une procédure de
dialogue interne, dérogatoire à leurs procédures légales ordinaires, en vue
d'aboutir à des accords qui seront ensuite ratifiés par les procédures
ordinaires de l'institution en cause. C'est ce qui s'est fait en Tunisie à
travers la « Commission des consensus », lajnat a tawâfuqât. Mais,
d'un autre côté, elles peuvent susciter des réactions d'hostilité déclarée,
parfois virulente, de la part de ces mêmes institutions officielles, mécontente
de se voir contournées et voyant dans
l'institution du dialogue et de la feuille de route les signes de leur propre
échec. Certains députés de l'Assemblée nationale constituante en Tunisie ont
pris à partie le dialogue national en des termes quasiment insultants[11].
Deuxième partie : les
manifestations du compromis.
L'idée générale qui
anime la recherche du compromis consiste à admettre que le religieux aussi bien
que le temporel ne peuvent être ni totalement acceptés ni totalement rejetés.
Une cohabitation est nécessaire entre le sacré et le profane. Cette
cohabitation va cependant entraîner une certaine incohérence du résultat.
A. Le compromis autour du sacré, al muqadas.
Les sociétés arabes
sont des sociétés croyantes. Ce sont des sociétés qui surprennent certains
regards étrangers en ce qu'elles demeurent toutes traversées par cette « flèche
inaltérable de l'islam» qui traverse les temps et les lieux avec une inusable
énergie. La croyance la plus répandue dans ces sociétés se fixe évidemment sur
les dogmes inamovibles et le culte de l'Islam en tant que religion pure, mais
continue également à se fixer sur le système social que cette religion a pu
engendrer dans l'histoire, notamment dans le domaine de l'éthique et du droit.
L'ensemble de ces règles pratiques cultuelles, morales ou juridiques sont
traditionnellement intégrées dans le corpus des règles pratiques de la vie du
musulman, shari’â, (la charia). Et cette dernière continue à bénéficier
d'un respect « pré- critique » quasiment dans l'ensemble des sociétés
islamiques[12]. Le
droit qui se caractérise par la plus grande proximité avec les questions de
l'identité, c'est-à-dire le droit de la famille, continue à être revendiqué
comme étant le seul droit acceptable par les sociétés islamiques.
Il est incontestable
que ce système de pensée a subi au cours de l’histoire et en particulier des deux derniers siècles
des fractures, des évolutions et des renouvellements profonds qui se
manifestent dans le mouvement réformiste, islâh, fondée sur le concept
et la méthode centrale de l’ijtihad. Cette méthode consiste au nom de « l’aisance,
yusr, taysir, du peuple
musulman » et des objectifs ultimes du shar’ à céder sur l'interprétation
littérale du texte sacré au profit d’une interprétation accommodante qui tienne
compte à la fois des objectifs de la loi sacrée et des circonstances
particulières de temps et de lieu.
Cependant, malgré
l'incontestable évolution de la pensée et des mœurs, la religion demeure le
marqueur essentiel de l'identité, concurrençant de ce fait l'allégeance
nationale. Mais, d'un autre côté, l'institutionnalisation de la vie politique
dans le cadre de schémas juridiques modernes, l'occidentalisation des mœurs,
l'individualisation de plus en plus poussée des choix personnels, la
transformation des mentalités, pèsent d'un poids aussi lourd. Entre ces deux
courants et à tous les niveaux, comme celui du dialogue national ou des chartes
et documents issus de ce dialogue, celui de l'élaboration de la constitution ou
des lois électorales, à tous les niveaux il a fallu élaborer ou se voir imposer
des compromis.
Le compromis essentiel
autour du sacré, se révèle tout d'abord par le fait qu’aucune contestation
radicale de la religion, au niveau philosophique ou politique n'est désormais
pensable. L'incroyance existe, notamment dans les cercles des intellectuels et
des artistes, mais la visibilité publique lui est refusée. En conséquence, par
le fait de cette pesanteur inévitable, il devient courant de faire référence
dans les discours et dans l'action politique à des signes évidents de
religiosité, comme la référence aux versets coraniques, aux haddiths prophétique
ou à la pensée des théologiens ou des légistes, fuqaha. Cela
est vrai aussi bien du côté des partis démocratiques et libéraux, qui
revendiquent officiellement la neutralisation religieuse du politique et la
dépolitisation du religieux, que du côté des partis de la gauche ou de
l'extrême gauche ou des nationalistes.
« Je suis musulman, mon
père est musulman, ma mère musulmane, mon grand-père musulmans d’un peuple
musulman ! » : ces mots mémorables ont été prononcés en séance
publique de l'Assemblée nationale constituante le 5 janvier 2014, de manière véhémente surchargée d'émotion, par
un célèbre député de l'extrême gauche, Monji Rahoui, en réponse à une attaque
médiatique d'un député islamiste ultraconservateur, Habib Ellouze, qui
l'accusait la veille d'être un laïciste, ennemi de l'islam, ouvrant ainsi la
voie à des appels au meurtre pour apostasie.
Cet incident qui eut le mérite d'être à l'origine de la condamnation du takfîr
dans l'article 6 de la constitution tunisienne prouve que nous sommes dans un
contexte de psychologie sociale et politique très peu sécularisé. Dans un
climat sécularisé, ni l'accusation ni la réponse n'auraient pu avoir lieu, les
affaires de convictions personnelles n'ayant pas accès aux affaires publiques. L'athéisme,
le blasphème ou la dérision à l'égard de la religion n'ont pas encore droit de
cité. Rappelons qu'en Tunisie un jeune internaute a été, en mars 2012, condamné
à plus de sept années d'emprisonnement par la cour d'appel de Monastir, pour
avoir diffusé sur facebook des caricatures du Prophète. Cela constitue
un exemple significatif de l'état de l'opinion, des autorités et des juges sur
cette question fondamentale des droits de l'homme.
C'est ainsi que le
premier projet de constitution, adopté en août 2012 à la suite des événements d’al
‘Ibdilliya[13],
contenait des dispositions claires relatives à la pénalisation de l'atteinte au
sacré, i’tidâ alâ l muqaddasât. Un projet de révision du code pénal
allant en ce sens était, en même temps, discuté au sein de l'Assemblée
nationale constituante. Ces projets furent mis en échec et retirés par la
suite, sous l'effet des réactions déterminées du Comité d'experts
juristes ayant travaillé au cours de l'année 2011 sous l'égide de l'Instance
de réalisation des objectifs de la Révolution, ainsi que des organismes
démocratiques et libéraux de la société civile et des députés et partis
politiques de l'opposition. La recherche du compromis, sans lequel la coalition
gouvernementale (troïka) ne pouvait gouverner explique ce résultat.
La religiosité de la
société revêt plusieurs formes d'expression sur le plan constitutionnel,
juridique, culturel ou éducatif. Sur le plan constitutionnel, elle se révèle
principalement par l'affirmation du principe selon lequel la charia constitue
la source unique ou principale de la législation ou encore par la volonté de
l'État de protéger la religion contre toute atteinte, notamment par la sanction
de toute atteinte au sacré. Sur le plan culturel et éducatif, elle se manifeste
par l'affirmation, dans les constitutions et dans les chartes, de l'appartenance
à la communauté arabe et islamique. De même, des dispositions sont prévues pour
affirmer que l'éducation doit inculquer aux jeunes les principes de la religion
islamique ainsi que la connaissance de la culture et de la langue arabes.
C'est donc sans
étonnement que nous pouvons retrouver l'ensemble de ces principes dans la « Charte
du dialogue national global » yéménite de janvier 2014[14].
Au sujet de la protection du sacré, cette charte dispose : « Il est
interdit d'insulter la religion islamique et les religions monothéistes et de
dénigrer les envoyés de Dieu et les prophètes. Celui qui commet de tels faits
est pénalement punissable ». (Groupe chargé de la question de la
construction de l'État, point 9, p. 86).
En contrepartie, et c'est ici que se situe le compromis, l'action politique
radicale entreprise au nom du sacré se trouve condamnée et interdite. Dans la
même Charte yéménite, l'exploitation des lieux de culte en vue de
propager des idées partisanes ou des intérêts politiques ou encore d'appeler à
la haine ou à la violence ou à la guerre civile est interdite. Dans le même
sillage, sont interdits les partis politiques constitués sur une base
religieuse, raciale ou sectaire. Parmi les questions récurrentes du débat politique
dans le monde arabe la question du « takfir » [15]
constitue l'une des questions les plus polémiques. La condamnation du takfir
dans la constitution tunisienne ou dans la charte yéménite a été posée en
contrepartie du rôle de l'État dans la
protection du religieux. La Charte yéménite proclame : « Il est interdit
d'utiliser le discours religieux dans l'action politique. Toute parole ou toute
action portant accusation d'apostasie contre un musulman ou un groupe ou une
tendance politique ou religieuse ou intellectuelle au Yémen est considérée
comme un crime puni par la loi ». (Groupe chargé de la question de la
construction de l'État, point 23, p.
92). Ce principe est repris au point 139 des décisions finales (p. 207).
Nous voyons clairement
à travers ces exemples que la position finale sur la question du sacré est le
résultat d'un certain nombre de compromis et de concessions entre deux
tendances extrêmes. Nous pouvons observer la même démarche à propos du thème de
« l'État civil ».
B. Le compromis autour de l'État civil, dawla
madaniyya.
À ce niveau-ci
également existe des « inavouables ». La laïcité en fait partie, bien
qu'en Tunisie, au cours des événements révolutionnaires, des slogans et des
affiches réclamant clairement la laïcité aient pu être vus et entendus. Une
connotation péjorative est attachée au terme « laïcité » qu'on traduit en arabe
par lâïkiyya ou almâniyya. Cette connotation négative provient du
fait que, pour des raisons politiques, historiques et religieuses, également
pour des raisons de contexte culturel et interculturel, la laïcité est
assimilée à l'incroyance et à l'athéisme. Il est donc aisé de comprendre que
dans une société croyante, elle devienne difficilement « avouable ». C'est donc
par esprit de compromis, à la fois volontaire et forcé, que les penseurs, les
groupements ou les partis « laïcistes » non seulement renoncent à déclarer leurs
thèses laïcistes, mais en viennent même à pratiquer la surenchère inverse.
Le concept
d’ « État civil » ou, dans certains textes comme le préambule de la constitution égyptienne, de
« gouvernement civile », hukûma madaniyya, constitue en fait un « autrement dit…
», c’est-à-dire une manière de mieux se faire comprendre par l'opinion commune en
acclimatant le concept et son signe au milieu national et à son langage
spécifique. En réalité, cependant, il s'agit d'une rupture totale par rapport à
la philosophie politique ancienne, telle qu'elle a été vécue au cours des
siècles qui ont précédé les grandes ruptures réformistes du XIXe siècle.
Cette expression forte, « Etat
civil », renvoie en réalité à un complexe de sens et de présupposés : le
premier est que le droit et la politique ont pour seule source et pour
légitimité la volonté du peuple ; le
deuxième, que le gouvernement est constitué par la voie de mécanismes
représentatifs électoraux et qu'il est soumis au principe du pluralisme, de
l'alternance et du règne de la loi ; le troisième, que la matière centrale du
droit et de la politique s'incarne dans les droits fondamentaux de la personne
et du citoyen, en particulier les droits de la femme ; le quatrième, que
l'État adhère à la communauté internationale des Etats et aux règles du système
juridique mondial ; enfin, le cinquième, que l'action politique ne peut
recourir à la violence, que cette violence soit utilisée dans la compétition
politique contre les adversaires ou qu'elle soit dirigée contre l'État et ses
institutions légales par le renversement ou le coup d'Etat. L’ensemble de ces
significations se trouve contracté dans l'expression très courante de « État de
droit », dawlat al qânoun.
Le paragraphe 3
du préambule de la Constitution tunisienne du 27 janvier 2014 est tout à fait
significatif en ce sens : «En vue d’édifier un régime républicain
démocratique et participatif, dans un État civil ou la souveraineté appartient
au peuple, aussi bien par la voie de l’alternance
pacifique au pouvoir, qu’à travers des
élections libres et sur le fondement du principe de la séparation des pouvoirs
et de leur équilibre ; un régime dans lequel le droit de s’associer sur la
base du pluralisme , la neutralité de l’administration et la bonne gouvernance,
soient le fondement de la compétition politique ; un régime par lequel l’Etat
garantisse la primauté de la loi, les libertés et les droits de l’Homme,
l’indépendance de la justice, l’égalité des droits et des devoirs entre les citoyens
et les citoyennes et l’équité entre les
régions ».
En même temps
qu’était retiré l'ancien projet d'article 141 qui faisait référence à l'islam
en tant que religion de l'État, un article 2 a été inséré puis adopté par le
constituant tunisien. Il se lit ainsi : «La Tunisie est un Etat civil, fondé
sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit »[16].
C. La chose et son contraire.
Le compromis constitue
rarement le signe de la synthèse ou de l'harmonie. Instrument politique,
relevant plutôt de la tactique que de la stratégie, il est destiné
principalement à éviter les confrontations et les crises dont personne n'est
certain de sortir vainqueur. Il crée, par conséquent, des situations d'attente
dont chaque acteur espère une issue favorable. S'il est une condition de
réussite en politique, il n'en est pas moins porteur d'idées contradictoires
souvent accolées les unes aux autres. Il en est ainsi dans la Charte du
dialogue national global yéménite que nous avons déjà citée. Dans la partie
relative à « l'identité de l'État », le point
10 intitulé « la religion de l'État » englobe deux points. Le premier
définit l'islam comme la religion de l'État et la langue arabe comme la langue
officielle du Yémen. Le deuxième stipule que : « le Yémen est un État fédéral,
civil, démocratique, indépendant et souverain, fondé sur l’égale citoyenneté,
la volonté du peuple et la souveraineté de la loi. Il constitue une partie de
la nation arabe et islamique. » Ainsi, d'un côté il est fait référence à
l'islam en tant que religion de l'État, ce qui ne fait que consacrer
logiquement les principes constitutionnels déjà inscrits dans la Charte,
tels que le principe de la « charia comme source du droit », ou
encore les institutions historiques indépendantes admises par le fiqh,
comme l'autorité de consultation, iftâ,
la zakât ou les awqâf (biens de main morte). Mais, d'un
autre côté, on affirme néanmoins la souveraineté du peuple, de la loi et du
législateur, la démocratie et les droits de l'homme, la primauté du droit
international, en particulier la Déclaration universelle des droits de
l'homme et les deux pactes onusiens, la promotion quasiment
inconditionnelle des droits de la femme, ce qui ne s'inscrit pas dans la même
logique que celle de la révélation de la loi par le texte sacré et les dires du
Prophète, les droits de Dieu et la jurisprudence dérivée d'une intention
religieuse.
La constitution égyptienne remaniée
proclame dans le préambule : « Maintenant, nous rédigeons une
constitution parachevant la construction d'un État démocratique moderne dont le
gouvernement est civil ». « Nous rédigeons une constitution qui confirme que
les principes de la charia islamique sont la source principale de la
législation et que la source autorisée de son interprétation est constituée par
les règles de la Cour constitutionnelle dans ce domaine ». Ainsi,
la Cour constitutionnelle, organisme moderne d'inspiration européenne, acquiert
une habilitation inattendue à interpréter la loi sacrée.
La constitution tunisienne est certainement la plus sécularisée du monde
arabe. Cependant, par le jeu de compromis successifs, notamment au sein de la « Commission
des consensus », lajnat atawâfuqât[17]
, elle n'échappe pas aux ambiguïtés et contradictions. Si cela n'apparaît qu'en
filigrane dans le préambule et entre l'article premier et l'article 2 de la
constitution, cet aspect va se révéler d'une manière très claire dans certains
articles de la constitution, comme l'article 6 ou l'article 39. Considérons le
seul exemple de l'article 6, plus proche de notre sujet. Ce dernier est ainsi
rédigé : «L’État protège la religion, garantit la liberté de croyance, de
conscience et de cultes. Il assure la
neutralité des mosquées et des lieux de culte de toute exploitation partisane.
L’Etat s’engage à
diffuser les valeurs de la modération et de la tolérance et à protéger le sacré
de toute atteinte. Il s’engage également à prohiber et empêcher les accusations
d’apostasie, ainsi que toute incitation
à la haine et à la violence ».
En vérité, comme il
est aisé de le constater, cet article constitue un véritable pot-pourri
constitutionnel. Il est le résultat de confrontations objectives, profondes et multiples
entre les tenants conservateurs d'une constitution protectrice de l'islam et de
son rôle dans la société et dans l'État et les tenants d'une séparation de la
politique du droit, de l'État et de la religion sociale. Pour ces derniers, la
religion doit demeurer dans le cercle de la foi, du culte et des mœurs, mais ne
doit pas aller au-delà. Cet article a provoqué une véritable secousse
tellurique au sein de l'opinion puisque, en consacrant la liberté de
conscience, huriyyat adhamîr, il s'inscrit dans une perspective
résolument moderne et révolutionnaire, en totale rupture avec le shar’
classique qui ne reconnaît pas, pour le musulman, la liberté de quitter sa
religion. Dans cette perspective, l'article revendique la liberté de religion,
la tolérance et la modération, la neutralité partisane des mosquées et des
lieux de culte, condamne tout appel à la violence ou au meurtre des hérétiques
et apostats. Mais, d'un autre côté, il fait de l'État le protecteur de la
religion, ce qui ne signifie rien d'autre que la religion islamique, et
l’engage à protéger le sacré contre toute atteinte. Il faut reconnaître qu'il
sera bien difficile de concilier le rôle de l'État en tant que protecteurs de
la religion et du sacré et son rôle en
tant que garant de la liberté de conscience. Nous sommes bien devant un
compromis qui maintient les contradictions, « en attendant que... »,
chacun attendant selon ses propres ambitions et espoirs.
Conclusion.
Depuis le XIXe siècle, le monde arabe est devenu une sorte de fabrique de
mots : mots inventés (dustûr, qânun, almâniyya), mots remodelés (hurriya,
huqûq), mots transcrits (dimuqrâtiyya, lâ’ikiyya), « mots de passe »
(madanî, ijtihâd, mu’tadil, mutatarrif), mots travestis (bay’a,
jihâd, shûrâ, tâghout…). Les mots de
la politique sont exploités, traités ou même manipulés pour tenir compte des
évolutions profondes, des contextes nationaux et du contexte international.
Cela donne parfois des métissages inattendus comme dans certaines expressions
très usitées telles que « thawra mubaraka », « thawra
tâhira », « shuhadâ a thawra ». Cela donne également des
mélanges de logiques, à l'instar des formules sacramentelles dans les
constitutions ou encore lorsque les représentants du peuple arrêtent la
constitution « au nom du peuple et par la grâce de Dieu ». Tout cela est
signe d’évolutions, d’agitations, de cassures et de recherche de soi.
Par ailleurs, le religieux n'est plus seul, (l’a-t-il jamais été ?),
au-dessus de la politique, de la culture et de la géographie. Chaque nation,
chaque État, veut avoir son islam particulier, manière de combattre ou
peut-être d'en finir, malgré les apparences, avec le modèle ancien fondé sur la
communauté des croyants, sans égard aux territoires. Pire que cela, chaque
cause politique, chaque militant ou combattant, chaque milice armée, agissent
en politique, au nom de la foi, au nom de la Loi. Mais, il s’agit encore d’une
question d’interprétation, selon les sélections linguistiques appropriées.
Par conséquent, à côté du fonds dogmatique, quasiment inaltérable, les
usages du religieux vont dans tous les sens, même si c’est pour aller sens
dessus dessous. La grande souffrance de l’islam, mais également l’explication
de sa sur-présence sur tous les fronts médiatiques et des conflits internes et
internationaux, c’est un excès de
politisation. Congénitalement, autant il est une religion, l’islam est une politique.
[1]
Sur la notion de situations révolutionnaires, Charles Tilly, Europeens
revolutions, 1492-1992, Blackwell publishers, 1993, p.10.
[2] Charles Tilly, op. cit., p.14. Qui
met l’accent sur le contrôle des forces armées.
[4] Ghassan Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates : Politiques d'ouverture dans le monde arabe et islamique. Fayard, 1994.
[5] A. Filali-Ansari, « The
languages of the arab revolutions”, Journal of democracy, April 2012, volume
23, p. 1.
[6] Liberté civile
et politique, constitution, séparation des pouvoirs, État de droit.
Classification des régimes politiques en régimes d'assemblées, régimes
parlementaires, régimes présidentiels, régimes mixtes.
[7]
« The Excellency of a free State » est le titre d’un
ouvrage du Républicain Marchamont
Nedham, publié en juin 1656. Voir François Quastana et Pierre Serna, « Le
républicanisme anglais dans la France des Lumières et de la Révolution :
mesure d’une présence », in La Révolution française, Cahiers de l’Institut
d’histoire de la Révolution française, n°5, 2013.
[8]
« État civil », « démocratie », « souveraineté populaire »,
« république », « droits de l'homme ».
[9]
Sunnah et jama’a, aql et naql, shura, bay’a,
khilafa,’aqd, huqûq allah
[10]
Cette feuille de route consistait en un
calendrier politique autour des axes principaux suivants :
1) Démission du gouvernement de la Troïka et formation d’un gouvernement
indépendant de compétences, chargé de la préparation des élection et qui ne se
présentera pas aux élections.
2 ) Achèvement de la Constitution dans le délai d’un mois.et détermination
des pouvoirs de l’ANC jusqu’à la fin de la période transitoire.
3 ) Adoption
de la loi électorale et organisation des élections législatives et
présidentielles.
[11]
Cas du député Néjib Mrad du parti Ennahdha. .Notamment en jouant sur les mots
hiwâr (dialogue) et himâr (âne) phonétiquement proche. Ce jeu de mots a été
rendu possible par un malencontreux lapsus du président de la Ligue tunisienne
des droits de l'homme le jour de l’ouverture du Dialogue.
[12] Abdu Filali-ansary, loc. cit., p.13
[13]
Evènements au cours desquels des islamistes de tous bords attaquèrent une exposition artistique au palais
historique al ‘ibdiliyya à la Marsa, aux motifs que les tableaux exposés
étaient blasphématoires.
[14]
Pour les citations tirées de cette charte nous avons utilisé le document officiel publié par la
présidence de la république du Yémen, Charte du dialogue national global,
wathîqat al hiwâr al watanî a shâmil, Sanaa, 2013 2014.
[15]
Accusation d'apostasie ouvrant droit à la condamnation à mort.
[16]
On pourrait également traduire par «… Primauté de la loi ».
[17]
Etablie dans un premier temps d'une manière informelle
après les événements de l'été 2013, et institutionnalisée par la suite par une
modification du règlement intérieur de l'Assemblée nationale constituante.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire