vendredi 26 octobre 2012

La tunique de Joseph. La construction des faits et de leurs preuves en sciences sociales.


La connaissance scientifique, contrairement à la connaissance empirique, en sciences pures comme en sciences sociales, est une connaissance indirecte. Elle passe en effet nécessairement par la médiation d'un concept, c'est-à-dire la construction d'un objet de recherche. Il en est ainsi des concepts «d’Etat », de «faute», de «promesse», de «responsabilité», «d'obligation», en sciences juridiques ; des concepts de «jeunesse», «individualisme», «adolescence», «tabou», en science sociologique ou anthropologique ; des concepts de « modernité », de « Lumières », de « Renaissance », « d'antiquité », de « civilisation », « de Moyen Âge », « d'époque moderne », en histoire, de « métiers », de « sectes », de « mode », en sociologie historique. Il existe par conséquent une différence fondamentale entre le fait empirique et le fait théorique ou, plus exactement, la construction théorique du fait. Quelle différence, en effet, entre un homme sans travail, fait empirique, et le « chômage », concept théorique ! Quelle différence également entre les adolescents et « l'adolescence », entre des jeunes et la «jeunesse» ! Ces faits doivent être prouvés, par une démonstration, pour emporter la conviction, c'est-à-dire être acceptés par tous, comme plus ou moins irrécusables. Le problème en sciences sociales provient de la nature même, mais également des méthodes utilisées. La preuve n’y atteint jamais le degré de l'évidence, comme en sciences expérimentales ou en mathématiques[1].
La preuve, en effet, n’est qu’une lecture possible des faits. Le plus grave, c'est qu'elle constitue une lecture réversible. La tunique de Joseph a des significations multiples. Dans l'Ancien Testament, elle a été utilisée contre lui par la femme de Potiphare, comme pièce à conviction pour établir sa culpabilité[2]. La preuve fut retenue et Joseph emprisonné. Pour le même fait,  déchirée par derrière, elle a été comprise par le texte coranique comme la preuve de l'innocence d'un bel homme fuyant les entreprises amoureuses d'une femme infidèle[3]. En un autre lieu et un autre temps, elle a été présentée, teintée de sang, par les frères de Joseph à leur père Jacob pour prouver la mort de leur frère, dévoré par la bête, aussi bien par l'Ancien Testament que par le Coran[4]. Mais ce sang était  un « sang mensonger », comme l'affirme expressément le texte coranique. La fidélité de la preuve peut-être aussi aléatoire que le sort lui-même. Dans un cas, Joseph est beau mais vertueux, dans le même cas Joseph reste beau mais devient coupable, et, enfin, dans un autre cas, Joseph est présumé mort, d'une mort accidentelle. Ce problème de la preuve ne constitue pas un problème spécifique au droit. Il touche toutes les sciences sociales[5]. C'est ce que nous allons chercher à comprendre et expliquer.

I. Les sciences sociales,  sciences « engagées ».

Les sciences sociales constituent des sciences de l'action, c'est-à-dire des sciences pratiques qui ambitionnent d'agir sur les comportements. Un certain nombre de ces sciences constituent des sciences de gouvernement, ce qui signifie qu'elles sont directement régulatrices. Il en est ainsi du droit. Ce dernier assure le gouvernement et la direction des sociétés par des phénomènes tels que la constitution, la loi, le jugement ou l'acte administratif. Certaines autres se mettent au service de la régulation sociale: il en est ainsi de l'économie ou de la sociologie. Ainsi, des enquêtes d'ordre sociologique sur la jeunesse, la santé, le recensement de la population et des logements, le chômage, le travail des femmes, sont initiées par les autorités gouvernementales ou administratives. Pour cela, il existe parfois des institutions officielles, tels que l'Institut national de la statistique ou l'Office national de la famille et de la population[6]. Ces enquêtes aboutissent souvent à des propositions de réforme, ce qui constitue « une forme de  participation par le savoir à une entreprise collective de changement social »[7]. Cela veut dire que le chercheur, indirectement ou directement, devient une sorte de conseiller gouvernemental, ce qui met en relief le caractère intéressé de sa discipline et de ses recherches.
Les remarques précédentes montrent que les sciences sociales ont toutes plus ou moins, à côté de leur objectif purement scientifique, un objectif régulateur. Mais, de ce point de vue, il existe entre elles une hiérarchie. Le degré d'effet régulateur, le plus direct et le plus élevé, est atteint par le droit qui reconnaît ne pas avoir d'autre objectif que celui de la régulation sociale. Viennent ensuite la science politique, la sociologie, l'économie et enfin, au dernier degré, l'histoire. Plus nous nous élevons dans cette hiérarchie, plus le degré d'intéressement et de contestabilité de la discipline s'accroît.
Pour cette raison, les sciences sociales n'atteindront jamais le degré d'objectivation des sciences véritables (plutôt que « sciences dures »). Le statut du «vrai » savant, le physicien, le biologiste, le chimiste, le mathématicien, le maintient personnellement éloigné de sa recherche, ce qui n'est pas le cas du chercheur en sciences sociales. Ce dernier n'échappe pas au regard de la société qu'il étudie, en particulier sa propre société. Le savant en sciences sociales a toujours tort, d'après les uns, et raison, d'après les autres. Mais ce jugement de la société sur le chercheur en sciences sociales n'est jamais d'ordre scientifique. Il dérive toujours d'un jugement animé par des facteurs idéologiques, religieux, politiques ou autres. Chaque chercheur, selon le point de vue, est plus ou moins fréquentable, aimé ou détesté.
Il est vrai que cette situation, peut-être vécue par les « vrais » scientifiques de la matière ou du vivant, comme ce fut le cas pour Galilée ou pour Darwin. Mais pour ces derniers, ce type de situation, et sauf le cas où  la science dont il est question garde un caractère hypothétique, devient de plus en plus rare au fur et à mesure de l'évolution des sciences. L'accord des scientifiques ici devient le critère de la vérité et du caractère irrécusable d'une thèse. Les sciences exactes se libèrent de plus en plus de la pression sociale, en particulier dans les sociétés sécularisées et démocratisées, ce qui montre que l'évolution scientifique n'est pas réellement détachable de l'évolution politique et sociale et que les sociétés scientifiques sont, en général, des sociétés démocratiques. Dans ces sociétés, le véritable scientifique, aujourd'hui, est tenu d'apporter exclusivement la preuve de la vérité scientifique de sa thèse ou de sa découverte. Si cette preuve fait l'objet d'un accord unanime des scientifiques, elle devient une vérité absolue. Le regard de la société sur le véritable scientifique, dans ce cas, est de plus en plus neutralisée. Cela ne peut être et ne sera jamais le cas en sciences sociales. Les juristes, les sociologues, les économistes, les politicologues, les historiens, appartiennent à des écoles, voire même à des chapelles. Leur engagement dans l'action sociale constitue et constituera toujours pour eux et pour leurs sciences une cause de contestabilité ou même de suspicion légitimes. La preuve, dans ce domaine, ne se transforme pas en certitude irrécusable.

II. Les sciences sociales face à la loi d'évanescence des faits.

Dans le réel, le fait-objet demeure voilé, furtif ou même invisible, ce qui rend évidemment sa preuve toujours problématique.
Dans la vie sociale, des événements ont lieu, nous les percevons empiriquement, puisque nous les vivons. Ils sont individuels ou collectifs, de pensée ou d'action, politiques, économiques, juridiques ou de loisirs. Mais, par leur nécessaire insertion dans le temps, le mouvement et la quantité, les faits sont atteints par l'évanescence. Cela veut dire que les faits sociaux, en se diluant dans le temps,  changent de densité à plus ou moins vive allure, en se diluant dans le nombre, ils deviennent approximatifs, et en se diluant dans le mouvement, ils deviennent instables. Il faut donc, pour neutraliser le principe d'évanescence, les recomposer, les fixer Le chercheur procède comme le ferait un  photographe. Il immobilise une réalité, par définition  changeante. Or, une photographie, même d’un objet immobile, constitue déjà une déformation de la réalité, ne serait-ce que dans la mesure où elle est prise « sous un certain angle ». À ce niveau, nous pouvons donc dire que la preuve des faits rapportés par les sciences sociales demeurera toujours imparfaite, parce qu’elle ne correspond pas à la réalité qu'elle prétend décrire, mais en offre une vision interprétative, approximative, voire même déformée ou erronée. Cette loi d'évanescence se complique par le jeu des facteurs suivants :

a)        Le décalage entre l'action et la narration, c'est-à-dire entre l'événement ou le fait rapporté et son récit, ou encore entre l'histoire vécue et l'histoire transmise. Quelles que soient la prudence et l'intégrité du rapporteur, son rapport sur les faits ne pourra jamais représenter l'absolue vérité des faits, tels qu'ils ont été vécus. Un problème crucial de preuves se posera pour lui. Ce problème atteint évidemment au plus haut degré la science historique et toutes les disciplines qui en dérivent. Quelles preuves, comment les lire ? S’il existe une école évolutionniste, une école formaliste, des écoles quantitatives en histoire, une école indiciaire « morphologique » (celle de Carlo Ginsburg)[8], c’est que les historiens, comme les détectives[9], ne suivent pas les mêmes pistes. La comparaison doit cependant être prise au sérieux. La logique de la découverte n’est pas sans rapport avec le roman à énigme, comme le rappelle Marc-Henry Soulet.[10] Ce problème a connu un remarquable développement dans la civilisation islamique, confrontée dès la fin du Ier siècle héjirien au récit, riwaya, autour des actes, paroles ou comportements du Prophète. Il a fallu reconstituer, par l’enquête indiciaire, un texte, plus d’un siècle et demi après la disparition de son auteur. Ce fut la naissance, en islam sunnite, de la science de la preuve par la chaîne de transmission, la science du sanad. La reconstitution réalisée, le code de la méthode historique utilisée, par la chaîne de transmission  est devenu un credo religieux, une certitude dogmatique. Les  sanad de Bukhari et Muslim sont sahih, c’est-à-dire véridiques, authentiques, irrécusables.

b)       Un décalage du même ordre s'inscrit dans la relation entre l'acteur et l'observateur. Dans la vie sociale, l'activité est existentielle. C'est une vie sans théorie. Et la vie, en elle-même, n'a nul besoin de théorie. Mais pour analyser, débattre, théoriser cette activité tout observateur doit recourir à l'interprétation, c'est-à-dire qu'il se trouve pris au piège de la loi d'évanescence qui est une loi incontournable.

c)        La rupture entre le fait et la norme. Ce problème concerne en particulier la science juridique[11]. Le droit consiste à appeler, recevoir, interpréter, diriger et sanctionner des faits, à la lumière de certaines normes. Nul droit sans fait. Or, les faits sont médiatisés, rapportés, donc interprétés. Pour les praticiens du droit, en particulier les avocats et les juges, il s’agit toujours de construire des faits, par le moyen des preuves, pour avoir des droits. Mais les juristes savent qu'entre l'action et la prescription qui prétend réguler cette action par l'intermédiaire d'une loi, d'un jugement ou de tout autre acte juridique, de même qu'entre cette prescription et son exécution effective, son effectivité, c'est-à-dire son passage dans les faits, il existe des vides. Ces vides sont dus au simple passage du temps, ou à d'autres causes telles que le décalage entre la volonté juridique et la volonté réelle. Par la nature des choses, il existe donc une rupture entre le fait et la norme.
Cette difficulté apparaît d'une manière toute particulière et avec force dans le procès pénal ou les procès à caractère disciplinaire, comme en droit administratif. Dans ces domaines en effet, le présumé coupable engage toute son intelligence et s'investit entièrement pour effacer toute trace de sa faute. Par conséquent, le rapporteur des faits, le juge d'instruction ou l'autorité poursuivante se heurtera à un silence absolu ou relatif des faits. Lui aussi, à son tour, mettra toute son intelligence et ses talents pour reconstruire les faits, par le moyen de preuves plus ou moins tangibles, comme le témoignage ou l’aveu, ou aura recours à une logique purement démonstrative, fondée sur des indices, des présomptions, des recoupements, des suppositions plus ou moins dirimantes, ou même des fictions. En fait, la preuve des faits dans le domaine juridique, le pénal en premier lieu, mais également le civil ou l'administratif, se résout par le débat judiciaire. Le débat judiciaire constitue donc l'oracle du droit. Un procès n'est rien d'autre qu'un lieu de paroles contradictoires (par écrit ou oralement), en vue de construire des faits et les prouver, chacun pour défendre sa cause, en vue de convaincre une tierce personne, c'est-à-dire le tribunal ou l'arbitre. Il revient à ce tiers de dire le droit. Le droit constitue le domaine par excellence de l'argumentation, pour la raison très simple que la construction des faits par leurs preuves, même celles que nous autres juristes appelons des « modes de preuve parfaits », comme l'acte authentique ou l’écrit, sont des preuves toujours imparfaites. La preuve, c'est qu'elles sont très souvent sujettes à interprétation, laquelle interprétation peut être divergente. Un célèbre hadith du Prophète affirme que dans le cas où il statuerait en faveur d'une partie, sous l'influence d'une éloquence trompeuse, il dispensait à cette partie une part du feu de l'enfer. Le droit n'est souvent qu'un pari sur la vérité.

c) La preuve du « combien ? » et de son sens.
En sciences sociales, les chiffres et la quantification ne suffisent pas. Il faut leur donner un sens, c'est-à-dire, encore une fois, les interpréter. Prenons comme exemple, le port du hijab. Sur cette question nous pouvons donner des chiffres, c'est-à-dire quantifier le phénomène. Mais les sociologues pourront considérablement diverger sur le sens du phénomène. Certains diront : c'est le signe d'une sécularisation, d'une modernisation des moeurs. D'autres affirmeront : c'est un moyen d'accès à la liberté des femmes, voire même au libertinage. D'autres interpréteront le fait comme révélant une crispation identitaire. D'autres parleront de retour à la conviction. D'autres encore pourraient dire qu'il s'agit tout simplement d'un phénomène d'imitation. Et on peut ainsi multiplier le nombre des interprétations possibles. Prenons un autre phénomène, celui des harraga, ces personnes qui franchissent les frontières et les mers, dans des conditions parfois meurtrières, pour s'installer dans un pays qui n'est pas le leur. Là encore nous pouvons donner des chiffres établir des statistiques globales, saisonnières, par catégorie sociale, par lieu de destination, par catégories d'âge etc. Mais ces chiffres ne diront rien sur le sens qu'il faut donner au phénomène. On peut l'interpréter comme une démarche d'ambition, ou bien comme une démarche de désespoir, ou bien encore comme une volonté de rupture avec le milieu ou bien comme une série de comportements oniriques ou même anarchiques. Les chiffres sont des preuves de quantité, non point de vérité.

e)    Enfin, il faut prendre en considération l'erreur d'appréciation. Cette fausse appréciation peut provenir d'une fausse information ou même d'un mensonge de l'observé. Cette erreur d'appréciation peut toucher les enquêtes statistiques ou le sondage d'opinion. L'affaire des minarets suisses vient de démontrer combien les sondages d'opinion étaient aléatoires. En effet pour le référendum sur les minarets, le « oui » était donné perdant. Or le « oui » l'a emporté à plus de 57 %. Mais, en matière de preuve, les juristes sont les plus directement confrontés à la fausseté de l'information ou du mensonge. C'est dans le domaine du droit qu'on mesure l'impact des fausses preuves. Il en est ainsi du faux et usage de faux, ou encore du faux témoignage ou du parjure. Mais les historiens sont également confrontés à ce genre de situation, comme le prouvent la donation de Constantin ou celle du dernier abbasside, au profit des ottomans[12] ou  l'incendie du Reichstag.

Ainsi, les éléments que nous venons de présenter aggravent les effets de la loi d'évanescence. Ils révèlent que toutes les sciences sociales, d'une manière générale, sont confrontées à un problème sérieux de preuves pour la construction des faits sur lesquelles reposent leurs recherches, leurs thèses ou leurs déductions. Mais le principe d'évanescence n'est pas quelque chose contre lequel on doit forcément résister, pour se rapprocher au maximum des faits. C'est un principe constitutif nécessaire, mais également un principe méthodologique, sur lequel repose l'indispensable distinction de la pratique et de la théorie.



III. Construction des faits et fiabilité des preuves.

La crédibilité de la preuve dépend de sa nature, c'est-à-dire du degré de « constructionnisme» des faits.

A)      Nature de la preuve.

La nature de la preuve est dictée par la nature du « fait » à construire. Pour les phénomènes de masse, nous ne pouvons faire autrement que d'utiliser la preuve statistique. Il faut cependant remarquer, au sujet de ce mode de preuve, que plus nous nous élevons dans le « constructionnisme » du fait, plus nous accentuons le caractère aléatoire de la preuve. Pour cette raison, la preuve par l'enquête ou le recensement statistiques constitue une preuve à haut risque. En effet, la preuve statistique procède tout d'abord par un changement d'échelle qui nous fait passer de l'individuel au collectif. Mais nous savons que l'enquête statistique ne peut jamais toucher totalement le phénomène de masse. Elle est obligée de procéder par échantillonnages et sondages, c'est-à-dire par approximation. En supposant les techniques de l'enquête parfaitement au point, et en supposant également la sincérité de la population enquêtée, ce qui est loin d'être toujours le cas, l'enquête, en économie en démographie, en ethnologie, en sociologie réunit toutes les conditions de la preuve à haut risque. Qu'il s'agisse de sociologie électorale, urbaine ou industrielle, de sociologie sur les classes ou catégories sociales, sur la jeunesse, le chômage, l'adolescence, ces outils de pilotage présenteront le même risque que les preuves sur lesquelles ils reposent.
Un autre mode de preuve est fourni par la consignation directe des faits, sur le vif, c'est-à-dire par un contact plus ou moins prolongé entre l'acteur et l'observateur, qui devient à la fois témoin et consignateur des faits. L'ethnologue, ainsi que l'anthropologue, tentent par ces moyens de saisir les faits, dans l'immédiateté de leur vécu. Chez les juristes, la consignation des faits est d'une très haute importance. On consigne les faits, par l’écrit, c'est la preuve littérale, ou bien encore par le récit, c'est-à-dire le témoignage.
La lecture des traces constitue un troisième mode de preuve. Il s'agit dans ce cas de rétablir les faits passés par l'interrogation de leurs traces encore plus ou moins visibles. C'est à ce niveau que nous constatons une connivence remarquable entre l'histoire et le droit. Dans les deux cas en effet, le fait s’est complètement dilué dans le temps. Il n'en reste que des traces incomplètes, partielles et indirectes. Il faut par conséquent le « reconstituer » en faisant parler ses traces. C'est ce que tente de faire l'archéologue qui reconstitue les faits passés par l'interrogation de leurs indices présents, de la même manière que procéderait un juge d'instruction ou un officier de police judiciaire  enquêtant sur un crime. Le « paradigme indiciaire » a pris des proportions étonnantes dans la sociologie de l’Ecole de Chicago, avec Becker, ou en histoire avec Ginsburg[13]. Dans les deux cas, il faut faire parler la trace ou, pour employer le langage de la procédure judiciaire  « instruire » l’affaire. L’instruction de l’historien n’a évidemment ni le même objet, ni la même dimension que la simple enquête judiciaire. La comparaison est simplement métaphorique[14]. Cela n’empêche pas de comparer le juge et l’historien, comme l’a fait Ginsburg. Cette instruction peut avoir lieu sur la base de pièces écrites, de transmissions orales, de textes littéraires, de statues de tableaux ou d'autres objets, comme elle peut avoir lieu sur la base de preuves intellectuelles, telles que les présomptions ou les fictions. La preuve devient un raisonnement par inférence déductive, inductive ou abductive, pour parler comme Charles Peirce[15]. A partir de là, nous pouvons aller très loin. C’est ce que font les juristes. N'oublions pas qu'en droit, l'un des faits les plus importants de la vie individuelle et sociale, la paternité, repose sur une simple présomption, admise par tous les systèmes juridiques du monde: l'enfant est irréfragablement le fils du possesseur du lit conjugal, c'est-à-dire du mari (juridique) de la femme qui a donné naissance à l'enfant. Les juristes qualifient cette preuve de « présomption irréfragable » qu’il il est difficile, mais non impossible, rassurons de suite les faux papas, de désavouer[16], ce qui montre qu’elle n’est pas aussi irréfragable qu’on l’affirme. Dans ce cas si remarquable, nous n'avons même pas besoin de lire les traces, elles sont données d'avance par la loi. Que  de lits ont été fort heureusement engloutis par ce lit!

B)      La crédibilité de la preuve.

En sciences sociales, il faut donc « instruire ». Cette instruction peut avoir lieu par des preuves de probabilité, comment les statistiques en sociologie, en démographie, en économie ou en histoire quantitative[17], par des preuves de consignation, comme en anthropologie ou en ethnologie, par des preuves d'instruction, comme en histoire ou en droit, ou simplement par des preuves intellectuelles à caractère déductif. Dans tous les cas, la preuve est aléatoire. Elle dépend, en partie, de la bonne ou de la de la mauvaise fortune du chercheur. Ajoutons à cela que cette instruction ne peut être totalement neutre. En effet, comme l'affirme Abdallah Laroui : « Chaque conception de l'histoire est en grande partie déterminée par le type de document qu'elle met à contribution »[18]. Toute science sociale doit donc assumer, comme les juristes l'ont de tout temps affirmé, le « fardeau.de la preuve ».
Probable, probant, probatoire : ces vocables dérivent du latin « probare » qui signifie « prouver ». Prouver, en effet, c'est rendre probable, en plus ou en moins. Toutes les sciences sociales sont confrontées à ce dilemme de la probabilité et de la certitude des faits. La force probatoire d'une preuve se juge selon son degré de probabilité.
La preuve, en effet, est une épreuve. Les juristes l'ont compris avant tous les autres. C'est pour cette raison qu'ils en ont établi la science théorique, l'ont codifiée de manière précise dans des codes de procédure civile ou pénale, et l'ont classée selon des hiérarchies variables telles que la classification en acte authentique, écrit, commencement de preuve par écrit, témoignage, présomption, fiction, etc. La preuve est au centre de la discipline juridique. Le juge accomplit le même travail que l'historien, mais il l’a précédé dans le temps pour la raison évidente que le droit n'est pas un simple loisir scientifique, dont on pourrait se passer, mais une nécessité vitale de toute société. La différence entre le juge et l'historien, c'est que ce dernier statue pour lui-même, tandis que le juge statue pour les autres. C'est pour cette raison qu'il existe des modes de preuve spécifiquement juridiques: l'aveu, le serment décisoire, le serment supplétoire, les présomptions simples ou irréfragables.


Conclusion.

Le fardeau de la preuve existe, parce qu'il est nécessairement précédé du risque de la preuve. Ce risque se situe en amont, au moment de la construction des faits, et en aval, au moment de leur démonstration. La construction des faits et de leurs preuves en sciences sociales doit faire face à la loi d'évanescence et ses implications, à l'erreur, la mauvaise foi, le mensonge de l'acteur ou l'enquêté, le faux document, la déformation des faits,  la distorsion des transmissions orales, l'erreur d'évaluation et d'interprétation de l'observateur. L'erreur judiciaire guette toutes les sciences sociales et ces dernières en ont produit en quantité. Le développement des sciences sociales consiste à édifier un système, le plus fiable possible, reposant sur des preuves tangibles. Le génie d’Ibn Khaldoun est de l'avoir compris avant les autres, d'avoir placé cette exigence au coeur de la discipline historique, et d'avoir expliqué cela dans ses « Prolégomènes », la fameuse muqaddima. Malgré toutes les précautions qu'elles pourront prendre les sciences sociales demeureront prisonnières de leur condition, c'est-à-dire qu'elles seront toujours à mi-chemin entre l'esthétique et la science, entre la poésie et les mathématiques. Nous sommes dans un monde dans lequel la preuve doit toujours apporter sa preuve.


[1] Sur les preuves en sciences sociales, on peut consulter les numéros suivants de la revue Genèses,  Sciences sociales et histoire : N° 74, 2009/1 : « Faire la preuve » ; N° 58, 2005/1 : « Quantifier » ; N° 54, 2004/1 : « Vos papiers ».
[2] Genèse, 39.
[3] Sourate de Joseph, 25 à 28.
[4] Coran, Sourate de Joseph, 18.. Ancien Testament, Genèse, 37.
[5] Danniel Mercure (dir.), L’analyse du social. Les modes d’explication. Les presses de l’Université Laval.2005.
[6] Dorra Mahfoudh Draoui, « Aperçu sur la sociologie de la jeunesse en Tunisie »,, in JEUNES. Dynamique identitaire des frontières culturelles, actes du colloque de Hammamet, 16 et 17 février 2007, sous la coordination de Imed Melliti, Dorra Mahfoudh Draoui, Ridha Ben Amor et Slaheddine Ben Fradj,  p.18.
[7] Loc.it., p.19.
[8] Carlo Ginsburg,  Mythes, emblèmes, traces, . Morphologie et histoire, Flammarion , 1989.
[9] Avec cette différence que le détective recherche un ou des responsables de quelque chose, tandis que l’historien va plus loin.
[10] Marc Henry Soulet, « L’angle mort de la logique de la découverte chez Howard S. Becker», In D. Mercure. Précité, p.76.
[11] Sur la preuve en droit, Lagarde,  Réflexion critique sur le droit de la preuve, L.G.D.J. 1994.
[12] Qui en avaient besoin pour légitimer la reconstitution du califat à leur profit.
[13] Marc-Henry Soulet, loc.cit., p.78 et p.83.
[14] Sur ce point, voir Carlo Ginsburg, « L’historien et l’avocat du diable », Entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal. Première partie, Genèse, n°53, 2003/4, p. 127.
[15] Cité par Soulet, loc. cit., p.95, note47.
[16] Par la procédure du désaveu de paternité.
[17] Sur l'histoire quantitative, voir la revue Histoire et mesure, en ligne, mais cependant avec parfois de simples résumés d’articles.
François Furet, « L'histoire quantitative et la construction du fait historique », Annales E.S.C. XXVI,  1971, p. 63. Du même auteur,  « Le quantitatif en histoire », in Jacques Legoff et Pierre Nora, Faire de l'histoire, tome 1, Gallimard, 1974, p. 42. Jean Marczewski,  Introduction à l'histoire quantitative, Droz, 1965. Jean-Yves Grenier, « Réflexions libres sur l'usage des méthodes statistiques en histoire », Histoire et mesure VI, 1/2, p.177. Daniel Milhau, «La rencontre, insolite mais édifiante, du quantitatif et du culturel », Histoire et mesure, 1987, II, 2, p. 7.
[18] Abdallah Laroui, Islam des histoire,  Chaire de l’Institut du monde arabe, Bibliothèque Albin Michel, 1999, page 34.

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