La
connaissance scientifique, contrairement à la connaissance empirique, en
sciences pures comme en sciences sociales, est une connaissance indirecte. Elle
passe en effet nécessairement par la médiation d'un concept, c'est-à-dire la
construction d'un objet de recherche. Il en est ainsi des concepts «d’Etat »,
de «faute», de «promesse», de «responsabilité», «d'obligation», en sciences
juridiques ; des concepts de «jeunesse», «individualisme», «adolescence», «tabou»,
en science sociologique ou anthropologique ; des concepts de « modernité »,
de « Lumières », de « Renaissance », « d'antiquité », de « civilisation », « de
Moyen Âge », « d'époque moderne », en histoire, de « métiers », de
« sectes », de « mode », en sociologie historique. Il
existe par conséquent une différence fondamentale entre le fait empirique et le
fait théorique ou, plus exactement, la construction théorique du fait. Quelle
différence, en effet, entre un homme sans travail, fait empirique, et le «
chômage », concept théorique ! Quelle différence également entre les
adolescents et « l'adolescence », entre des jeunes et la
«jeunesse» ! Ces faits doivent être prouvés, par une démonstration, pour
emporter la conviction, c'est-à-dire être acceptés par tous, comme plus ou
moins irrécusables. Le problème en sciences sociales provient de la nature
même, mais également des méthodes utilisées. La preuve n’y atteint jamais le
degré de l'évidence, comme en sciences expérimentales ou en mathématiques[1].
La preuve, en effet, n’est qu’une lecture possible
des faits. Le plus grave, c'est qu'elle constitue une lecture réversible. La
tunique de Joseph a des significations multiples. Dans l'Ancien Testament, elle
a été utilisée contre lui par la femme de Potiphare, comme pièce à
conviction pour établir sa culpabilité[2].
La preuve fut retenue et Joseph emprisonné. Pour le même fait, déchirée par derrière, elle a été comprise par
le texte coranique comme la preuve de l'innocence d'un bel homme fuyant les
entreprises amoureuses d'une femme infidèle[3].
En un autre lieu et un autre temps, elle a été présentée, teintée de sang, par
les frères de Joseph à leur père Jacob pour prouver la mort de leur frère, dévoré
par la bête, aussi bien par l'Ancien Testament que par le Coran[4].
Mais ce sang était un « sang
mensonger », comme l'affirme expressément le texte coranique. La fidélité
de la preuve peut-être aussi aléatoire que le sort lui-même. Dans un cas,
Joseph est beau mais vertueux, dans le même cas Joseph reste beau mais devient
coupable, et, enfin, dans un autre cas, Joseph est présumé mort, d'une mort
accidentelle. Ce problème de la preuve ne constitue pas un problème spécifique
au droit. Il touche toutes les sciences sociales[5].
C'est ce que nous allons chercher à comprendre et expliquer.
I. Les sciences sociales, sciences « engagées ».
Les
sciences sociales constituent des sciences de l'action, c'est-à-dire des
sciences pratiques qui ambitionnent d'agir sur les comportements. Un certain
nombre de ces sciences constituent des sciences de gouvernement, ce qui
signifie qu'elles sont directement régulatrices. Il en est ainsi du droit. Ce
dernier assure le gouvernement et la direction des sociétés par des phénomènes tels
que la constitution, la loi, le jugement ou l'acte administratif. Certaines
autres se mettent au service de la régulation sociale: il en est ainsi de
l'économie ou de la sociologie. Ainsi, des enquêtes d'ordre sociologique sur la
jeunesse, la santé, le recensement de la population et des logements, le
chômage, le travail des femmes, sont initiées par les autorités
gouvernementales ou administratives. Pour cela, il existe parfois des
institutions officielles, tels que l'Institut national de la statistique ou
l'Office national de la famille et de la population[6]. Ces
enquêtes aboutissent souvent à des propositions de réforme, ce qui constitue «
une forme de participation par le savoir
à une entreprise collective de changement social »[7]. Cela
veut dire que le chercheur, indirectement ou directement, devient une sorte de
conseiller gouvernemental, ce qui met en relief le caractère intéressé de sa
discipline et de ses recherches.
Les
remarques précédentes montrent que les sciences sociales ont toutes plus ou moins,
à côté de leur objectif purement scientifique, un objectif régulateur. Mais, de
ce point de vue, il existe entre elles une hiérarchie. Le degré d'effet
régulateur, le plus direct et le plus élevé, est atteint par le droit qui
reconnaît ne pas avoir d'autre objectif que celui de la régulation sociale.
Viennent ensuite la science politique, la sociologie, l'économie et enfin, au
dernier degré, l'histoire. Plus nous nous élevons dans cette hiérarchie, plus
le degré d'intéressement et de contestabilité de la discipline s'accroît.
Pour
cette raison, les sciences sociales n'atteindront jamais le degré
d'objectivation des sciences véritables (plutôt que « sciences
dures »). Le statut du «vrai » savant, le physicien, le biologiste,
le chimiste, le mathématicien, le maintient personnellement éloigné de
sa recherche, ce qui n'est pas le cas du chercheur en sciences sociales. Ce
dernier n'échappe pas au regard de la société qu'il étudie, en particulier sa
propre société. Le savant en sciences sociales a toujours tort, d'après les
uns, et raison, d'après les autres. Mais ce jugement de la société sur le
chercheur en sciences sociales n'est jamais d'ordre scientifique. Il dérive
toujours d'un jugement animé par des facteurs idéologiques, religieux,
politiques ou autres. Chaque chercheur, selon le point de vue, est plus ou
moins fréquentable, aimé ou détesté.
Il
est vrai que cette situation, peut-être vécue par les « vrais »
scientifiques de la matière ou du vivant, comme ce fut le cas pour Galilée ou
pour Darwin. Mais pour ces derniers, ce type de situation, et sauf le cas
où la science dont il est question garde
un caractère hypothétique, devient de plus en plus rare au fur et à mesure de
l'évolution des sciences. L'accord des scientifiques ici devient le critère de
la vérité et du caractère irrécusable d'une thèse. Les sciences exactes se
libèrent de plus en plus de la pression sociale, en particulier dans les
sociétés sécularisées et démocratisées, ce qui montre que l'évolution
scientifique n'est pas réellement détachable de l'évolution politique et
sociale et que les sociétés scientifiques sont, en général, des sociétés
démocratiques. Dans ces sociétés, le véritable scientifique, aujourd'hui, est
tenu d'apporter exclusivement la preuve de la vérité scientifique de sa thèse
ou de sa découverte. Si cette preuve fait l'objet d'un accord unanime des
scientifiques, elle devient une vérité absolue. Le regard de la société sur le
véritable scientifique, dans ce cas, est de plus en plus neutralisée. Cela ne
peut être et ne sera jamais le cas en sciences sociales. Les juristes, les
sociologues, les économistes, les politicologues, les historiens, appartiennent
à des écoles, voire même à des chapelles. Leur engagement dans l'action sociale
constitue et constituera toujours pour eux et pour leurs sciences une cause de
contestabilité ou même de suspicion légitimes. La preuve, dans ce domaine, ne se
transforme pas en certitude irrécusable.
II.
Les sciences sociales face à la loi d'évanescence des faits.
Dans
le réel, le fait-objet demeure voilé, furtif ou même invisible, ce qui rend
évidemment sa preuve toujours problématique.
Dans
la vie sociale, des événements ont lieu, nous les percevons empiriquement,
puisque nous les vivons. Ils sont individuels ou collectifs, de pensée ou d'action,
politiques, économiques, juridiques ou de loisirs. Mais, par leur nécessaire
insertion dans le temps, le mouvement et la quantité, les faits sont atteints
par l'évanescence. Cela veut dire que les faits sociaux, en se diluant dans le
temps, changent de densité à plus ou
moins vive allure, en se diluant dans le nombre, ils deviennent approximatifs,
et en se diluant dans le mouvement, ils deviennent instables. Il faut donc,
pour neutraliser le principe d'évanescence, les recomposer, les fixer Le chercheur
procède comme le ferait un photographe.
Il immobilise une réalité, par définition
changeante. Or, une photographie, même d’un objet immobile, constitue
déjà une déformation de la réalité, ne serait-ce que dans la mesure où elle est
prise « sous un certain angle ». À ce niveau, nous pouvons donc dire que la
preuve des faits rapportés par les sciences sociales demeurera toujours
imparfaite, parce qu’elle ne correspond pas à la réalité qu'elle prétend
décrire, mais en offre une vision interprétative, approximative, voire même
déformée ou erronée. Cette loi d'évanescence se complique par le jeu des
facteurs suivants :
a)
Le décalage entre l'action et la narration, c'est-à-dire entre l'événement ou le fait rapporté
et son récit, ou encore entre l'histoire vécue et l'histoire transmise. Quelles
que soient la prudence et l'intégrité du rapporteur, son rapport sur les faits
ne pourra jamais représenter l'absolue vérité des faits, tels qu'ils ont été
vécus. Un problème crucial de preuves se posera pour lui. Ce problème atteint
évidemment au plus haut degré la science historique et toutes les disciplines
qui en dérivent. Quelles preuves, comment les lire ? S’il existe une école
évolutionniste, une école formaliste, des écoles quantitatives en histoire, une
école indiciaire « morphologique » (celle de Carlo Ginsburg)[8],
c’est que les historiens, comme les détectives[9], ne
suivent pas les mêmes pistes. La comparaison doit cependant être prise au
sérieux. La logique de la découverte n’est pas sans rapport avec le roman à
énigme, comme le rappelle Marc-Henry Soulet.[10] Ce
problème a connu un remarquable développement dans la civilisation islamique,
confrontée dès la fin du Ier siècle héjirien au récit, riwaya, autour
des actes, paroles ou comportements du Prophète. Il a fallu reconstituer, par
l’enquête indiciaire, un texte, plus d’un siècle et demi après la disparition
de son auteur. Ce fut la naissance, en islam sunnite, de la science de la
preuve par la chaîne de transmission, la science du sanad. La
reconstitution réalisée, le code de la méthode historique utilisée, par la
chaîne de transmission est devenu un
credo religieux, une certitude dogmatique. Les
sanad de Bukhari et Muslim sont sahih, c’est-à-dire
véridiques, authentiques, irrécusables.
b) Un décalage du même ordre
s'inscrit dans la relation entre l'acteur et l'observateur. Dans la vie
sociale, l'activité est existentielle. C'est une vie sans théorie. Et la vie,
en elle-même, n'a nul besoin de théorie. Mais pour analyser, débattre,
théoriser cette activité tout observateur doit recourir à l'interprétation,
c'est-à-dire qu'il se trouve pris au piège de la loi d'évanescence qui est une
loi incontournable.
c)
La rupture entre le fait et la norme. Ce problème concerne en particulier la science juridique[11]. Le
droit consiste à appeler, recevoir, interpréter, diriger et sanctionner des
faits, à la lumière de certaines normes. Nul droit sans fait. Or, les faits sont
médiatisés, rapportés, donc interprétés. Pour les praticiens du droit, en
particulier les avocats et les juges, il s’agit toujours de construire des
faits, par le moyen des preuves, pour avoir des droits. Mais les juristes
savent qu'entre l'action et la prescription qui prétend réguler cette action
par l'intermédiaire d'une loi, d'un jugement ou de tout autre acte juridique,
de même qu'entre cette prescription et son exécution effective, son
effectivité, c'est-à-dire son passage dans les faits, il existe des vides. Ces
vides sont dus au simple passage du temps, ou à d'autres causes telles que le
décalage entre la volonté juridique et la volonté réelle. Par la nature des
choses, il existe donc une rupture entre le fait et la norme.
Cette
difficulté apparaît d'une manière toute particulière et avec force dans le
procès pénal ou les procès à caractère disciplinaire, comme en droit
administratif. Dans ces domaines en effet, le présumé coupable engage toute son
intelligence et s'investit entièrement pour effacer toute trace de sa faute.
Par conséquent, le rapporteur des faits, le juge d'instruction ou l'autorité
poursuivante se heurtera à un silence absolu ou relatif des faits. Lui aussi, à
son tour, mettra toute son intelligence et ses talents pour reconstruire les
faits, par le moyen de preuves plus ou moins tangibles, comme le témoignage ou
l’aveu, ou aura recours à une logique purement démonstrative, fondée sur des
indices, des présomptions, des recoupements, des suppositions plus ou moins
dirimantes, ou même des fictions. En fait, la preuve des faits dans le domaine
juridique, le pénal en premier lieu, mais également le civil ou
l'administratif, se résout par le débat judiciaire. Le débat judiciaire
constitue donc l'oracle du droit. Un procès n'est rien d'autre qu'un lieu de
paroles contradictoires (par écrit ou oralement), en vue de construire des
faits et les prouver, chacun pour défendre sa cause, en vue de convaincre une
tierce personne, c'est-à-dire le tribunal ou l'arbitre. Il revient à ce tiers
de dire le droit. Le droit constitue le domaine par excellence de
l'argumentation, pour la raison très simple que la construction des faits par
leurs preuves, même celles que nous autres juristes appelons des « modes
de preuve parfaits », comme l'acte authentique ou l’écrit, sont des
preuves toujours imparfaites. La preuve, c'est qu'elles sont très souvent
sujettes à interprétation, laquelle interprétation peut être divergente. Un
célèbre hadith du Prophète affirme que dans le cas où il statuerait en faveur
d'une partie, sous l'influence d'une éloquence trompeuse, il dispensait à cette
partie une part du feu de l'enfer. Le droit n'est souvent qu'un pari sur la
vérité.
c) La preuve du « combien ? » et de son sens.
En
sciences sociales, les chiffres et la quantification ne suffisent pas. Il faut
leur donner un sens, c'est-à-dire, encore une fois, les interpréter. Prenons
comme exemple, le port du hijab. Sur cette question nous pouvons donner
des chiffres, c'est-à-dire quantifier le phénomène. Mais les sociologues
pourront considérablement diverger sur le sens du phénomène. Certains diront :
c'est le signe d'une sécularisation, d'une modernisation des moeurs. D'autres affirmeront :
c'est un moyen d'accès à la liberté des femmes, voire même au libertinage.
D'autres interpréteront le fait comme révélant une crispation identitaire.
D'autres parleront de retour à la conviction. D'autres encore pourraient dire
qu'il s'agit tout simplement d'un phénomène d'imitation. Et on peut ainsi
multiplier le nombre des interprétations possibles. Prenons un autre phénomène,
celui des harraga, ces personnes qui franchissent les frontières et les
mers, dans des conditions parfois meurtrières, pour s'installer dans un pays
qui n'est pas le leur. Là encore nous pouvons donner des chiffres établir des
statistiques globales, saisonnières, par catégorie sociale, par lieu de
destination, par catégories d'âge etc. Mais ces chiffres ne diront rien sur le
sens qu'il faut donner au phénomène. On peut l'interpréter comme une démarche
d'ambition, ou bien comme une démarche de désespoir, ou bien encore comme une
volonté de rupture avec le milieu ou bien comme une série de comportements
oniriques ou même anarchiques. Les chiffres sont des preuves de quantité, non
point de vérité.
e) Enfin, il faut prendre en
considération l'erreur d'appréciation. Cette fausse appréciation peut
provenir d'une fausse information ou même d'un mensonge de l'observé. Cette
erreur d'appréciation peut toucher les enquêtes statistiques ou le sondage
d'opinion. L'affaire des minarets suisses vient de démontrer combien les
sondages d'opinion étaient aléatoires. En effet pour le référendum sur les
minarets, le « oui » était donné perdant. Or le « oui » l'a
emporté à plus de 57 %. Mais, en matière de preuve, les juristes sont les plus
directement confrontés à la fausseté de l'information ou du mensonge. C'est
dans le domaine du droit qu'on mesure l'impact des fausses preuves. Il en est
ainsi du faux et usage de faux, ou encore du faux témoignage ou du parjure.
Mais les historiens sont également confrontés à ce genre de situation, comme le
prouvent la donation de Constantin ou celle du dernier abbasside, au profit des
ottomans[12] ou l'incendie du Reichstag.
Ainsi,
les éléments que nous venons de présenter aggravent les effets de la loi
d'évanescence. Ils révèlent que toutes les sciences sociales, d'une manière
générale, sont confrontées à un problème sérieux de preuves pour la
construction des faits sur lesquelles reposent leurs recherches, leurs thèses
ou leurs déductions. Mais le principe d'évanescence n'est pas quelque chose
contre lequel on doit forcément résister, pour se rapprocher au maximum des
faits. C'est un principe constitutif nécessaire, mais également un principe
méthodologique, sur lequel repose l'indispensable distinction de la pratique et
de la théorie.
III. Construction des faits et fiabilité des preuves.
La
crédibilité de la preuve dépend de sa nature, c'est-à-dire du degré de «
constructionnisme» des faits.
A) Nature de la preuve.
La
nature de la preuve est dictée par la nature du « fait » à
construire. Pour les phénomènes de masse, nous ne pouvons faire autrement que
d'utiliser la preuve statistique. Il faut cependant remarquer, au sujet
de ce mode de preuve, que plus nous nous élevons dans le
« constructionnisme » du fait, plus nous accentuons le caractère
aléatoire de la preuve. Pour cette raison, la preuve par l'enquête ou le recensement
statistiques constitue une preuve à haut risque. En effet, la preuve
statistique procède tout d'abord par un changement d'échelle qui nous fait
passer de l'individuel au collectif. Mais nous savons que l'enquête statistique
ne peut jamais toucher totalement le phénomène de masse. Elle est obligée de
procéder par échantillonnages et sondages, c'est-à-dire par approximation. En
supposant les techniques de l'enquête parfaitement au point, et en supposant
également la sincérité de la population enquêtée, ce qui est loin d'être
toujours le cas, l'enquête, en économie en démographie, en ethnologie, en
sociologie réunit toutes les conditions de la preuve à haut risque. Qu'il
s'agisse de sociologie électorale, urbaine ou industrielle, de sociologie sur les
classes ou catégories sociales, sur la jeunesse, le chômage, l'adolescence, ces
outils de pilotage présenteront le même risque que les preuves sur lesquelles
ils reposent.
Un
autre mode de preuve est fourni par la consignation directe des faits,
sur le vif, c'est-à-dire par un contact plus ou moins prolongé entre l'acteur
et l'observateur, qui devient à la fois témoin et consignateur des faits.
L'ethnologue, ainsi que l'anthropologue, tentent par ces moyens de saisir les
faits, dans l'immédiateté de leur vécu. Chez les juristes, la consignation des
faits est d'une très haute importance. On consigne les faits, par l’écrit,
c'est la preuve littérale, ou bien encore par le récit, c'est-à-dire le
témoignage.
La
lecture des traces constitue un
troisième mode de preuve. Il s'agit dans ce cas de rétablir les faits passés
par l'interrogation de leurs traces encore plus ou moins visibles. C'est à ce
niveau que nous constatons une connivence remarquable entre l'histoire et le
droit. Dans les deux cas en effet, le fait s’est complètement dilué dans le
temps. Il n'en reste que des traces incomplètes, partielles et indirectes. Il
faut par conséquent le « reconstituer » en faisant parler ses traces. C'est ce
que tente de faire l'archéologue qui reconstitue les faits passés par
l'interrogation de leurs indices présents, de la même manière que procéderait
un juge d'instruction ou un officier de police judiciaire enquêtant sur un crime. Le « paradigme
indiciaire » a pris des proportions étonnantes dans la sociologie de l’Ecole
de Chicago, avec Becker, ou en histoire avec Ginsburg[13]. Dans
les deux cas, il faut faire parler la trace ou, pour employer le langage de la
procédure judiciaire « instruire »
l’affaire. L’instruction de l’historien n’a évidemment ni le même objet, ni la
même dimension que la simple enquête judiciaire. La comparaison est simplement
métaphorique[14]. Cela n’empêche pas de
comparer le juge et l’historien, comme l’a fait Ginsburg. Cette instruction
peut avoir lieu sur la base de pièces écrites, de transmissions orales, de
textes littéraires, de statues de tableaux ou d'autres objets, comme elle peut
avoir lieu sur la base de preuves intellectuelles, telles que les présomptions
ou les fictions. La preuve devient un raisonnement par inférence déductive,
inductive ou abductive, pour parler comme Charles Peirce[15]. A
partir de là, nous pouvons aller très loin. C’est ce que font les juristes. N'oublions
pas qu'en droit, l'un des faits les plus importants de la vie individuelle et
sociale, la paternité, repose sur une simple présomption, admise par tous les
systèmes juridiques du monde: l'enfant est irréfragablement le fils du
possesseur du lit conjugal, c'est-à-dire du mari (juridique) de la femme
qui a donné naissance à l'enfant. Les juristes qualifient cette preuve de
« présomption irréfragable » qu’il il est difficile, mais non
impossible, rassurons de suite les faux papas, de désavouer[16], ce
qui montre qu’elle n’est pas aussi irréfragable qu’on l’affirme. Dans ce cas si
remarquable, nous n'avons même pas besoin de lire les traces, elles sont
données d'avance par la loi. Que de lits
ont été fort heureusement engloutis par ce lit!
B) La crédibilité de la preuve.
En
sciences sociales, il faut donc « instruire ». Cette instruction peut avoir
lieu par des preuves de probabilité, comment les statistiques en sociologie, en
démographie, en économie ou en histoire quantitative[17], par
des preuves de consignation, comme en anthropologie ou en ethnologie, par des
preuves d'instruction, comme en histoire ou en droit, ou simplement par des
preuves intellectuelles à caractère déductif. Dans tous les cas, la preuve est
aléatoire. Elle dépend, en partie, de la bonne ou de la de la mauvaise fortune
du chercheur. Ajoutons à cela que cette instruction ne peut être totalement
neutre. En effet, comme l'affirme Abdallah Laroui : « Chaque conception de
l'histoire est en grande partie déterminée par le type de document qu'elle met
à contribution »[18]. Toute science sociale
doit donc assumer, comme les juristes l'ont de tout temps affirmé, le
« fardeau.de la preuve ».
Probable,
probant, probatoire : ces vocables dérivent du latin « probare »
qui signifie « prouver ». Prouver, en effet, c'est rendre probable, en plus ou
en moins. Toutes les sciences sociales sont confrontées à ce dilemme de la
probabilité et de la certitude des faits. La force probatoire d'une preuve se
juge selon son degré de probabilité.
La
preuve, en effet, est une épreuve. Les juristes l'ont compris avant tous les
autres. C'est pour cette raison qu'ils en ont établi la science théorique,
l'ont codifiée de manière précise dans des codes de procédure civile ou pénale,
et l'ont classée selon des hiérarchies variables telles que la classification
en acte authentique, écrit, commencement de preuve par écrit, témoignage,
présomption, fiction, etc. La preuve est au centre de la discipline juridique. Le
juge accomplit le même travail que l'historien, mais il l’a précédé dans le
temps pour la raison évidente que le droit n'est pas un simple loisir
scientifique, dont on pourrait se passer, mais une nécessité vitale de toute
société. La différence entre le juge et l'historien, c'est que ce dernier
statue pour lui-même, tandis que le juge statue pour les autres. C'est pour
cette raison qu'il existe des modes de preuve spécifiquement juridiques: l'aveu,
le serment décisoire, le serment supplétoire, les présomptions simples ou
irréfragables.
Conclusion.
Le
fardeau de la preuve existe, parce qu'il est nécessairement précédé du risque
de la preuve. Ce risque se situe en amont, au moment de la construction des faits,
et en aval, au moment de leur démonstration. La construction des faits et de
leurs preuves en sciences sociales doit faire face à la loi d'évanescence et ses
implications, à l'erreur, la mauvaise foi, le mensonge de l'acteur ou l'enquêté,
le faux document, la déformation des faits,
la distorsion des transmissions orales, l'erreur d'évaluation et
d'interprétation de l'observateur. L'erreur judiciaire guette toutes les
sciences sociales et ces dernières en ont produit en quantité. Le développement
des sciences sociales consiste à édifier un système, le plus fiable possible,
reposant sur des preuves tangibles. Le génie d’Ibn Khaldoun est de l'avoir
compris avant les autres, d'avoir placé cette exigence au coeur de la
discipline historique, et d'avoir expliqué cela dans ses
« Prolégomènes », la fameuse muqaddima. Malgré toutes les
précautions qu'elles pourront prendre les sciences sociales demeureront
prisonnières de leur condition, c'est-à-dire qu'elles seront toujours à
mi-chemin entre l'esthétique et la science, entre la poésie et les
mathématiques. Nous sommes dans un monde dans lequel la preuve doit toujours
apporter sa preuve.
[1] Sur
les preuves en sciences sociales, on peut consulter les numéros suivants de la
revue Genèses, Sciences sociales
et histoire : N° 74, 2009/1 : « Faire la
preuve » ; N° 58, 2005/1 : « Quantifier » ; N°
54, 2004/1 : « Vos papiers ».
[2] Genèse, 39.
[3] Sourate de Joseph,
25 à 28.
[4] Coran, Sourate de Joseph,
18.. Ancien Testament, Genèse, 37.
[5] Danniel Mercure (dir.), L’analyse
du social. Les modes d’explication. Les presses de l’Université Laval.2005.
[6] Dorra
Mahfoudh Draoui, « Aperçu sur la sociologie de la jeunesse en
Tunisie »,, in JEUNES. Dynamique identitaire des frontières
culturelles, actes du colloque de Hammamet, 16 et 17 février 2007, sous la
coordination de Imed Melliti, Dorra Mahfoudh Draoui, Ridha Ben Amor et
Slaheddine Ben Fradj, p.18.
[7] Loc.it., p.19.
[8] Carlo Ginsburg, Mythes, emblèmes, traces, . Morphologie et
histoire, Flammarion , 1989.
[9] Avec
cette différence que le détective recherche un ou des responsables de quelque
chose, tandis que l’historien va plus loin.
[10] Marc Henry Soulet,
« L’angle mort de la logique de la découverte chez Howard S. Becker»,
In D. Mercure. Précité, p.76.
[11] Sur la preuve en droit,
Lagarde, Réflexion critique sur le
droit de la preuve, L.G.D.J. 1994.
[12] Qui en avaient besoin
pour légitimer la reconstitution du califat à leur profit.
[13] Marc-Henry Soulet, loc.cit.,
p.78 et p.83.
[14] Sur ce point, voir Carlo Ginsburg, « L’historien et l’avocat du diable », Entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal. Première partie, Genèse, n°53, 2003/4, p. 127.
[15] Cité par Soulet, loc.
cit., p.95, note47.
[16] Par la procédure du
désaveu de paternité.
[17] Sur
l'histoire quantitative, voir la revue Histoire et mesure, en ligne,
mais cependant avec parfois de simples résumés d’articles.
François Furet, «
L'histoire quantitative et la construction du fait historique », Annales E.S.C.
XXVI, 1971, p. 63. Du même auteur, « Le quantitatif en histoire », in Jacques
Legoff et Pierre Nora, Faire de l'histoire, tome 1, Gallimard, 1974, p.
42. Jean Marczewski, Introduction à
l'histoire quantitative, Droz, 1965. Jean-Yves Grenier, « Réflexions libres
sur l'usage des méthodes statistiques en histoire », Histoire et mesure
VI, 1/2, p.177. Daniel Milhau, «La rencontre, insolite mais édifiante, du
quantitatif et du culturel », Histoire et mesure, 1987, II, 2, p. 7.
[18]
Abdallah Laroui, Islam des histoire,
Chaire de l’Institut du monde arabe, Bibliothèque Albin Michel, 1999,
page 34.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire