Entre
décembre 2010 et janvier 2011 la Tunisie s'est engagée dans un processus
révolutionnaire, rapide mais profond. Ce processus est « révolutionnaire » pour
les raisons suivantes.
Premièrement. Ce
processus devait, en premier lieu, détruire un régime dont rien ne laissait
prévoir la fin. Contre ce régime toutes les sonnettes d'alarme ont été
utilisées. L'action de la Ligue tunisienne de défense des droits de l'homme,
celle de l'Association des femmes démocrates, celle du Conseil national pour
les libertés en Tunisie, celle des partis politiques d'opposition, celle des
intellectuels révélée, notamment, par la missive des universitaires
indépendants du 22 avril 1994. Mais aucune de ces initiatives n'a réussi à
ébranler le régime. Au contraire elles ont souvent été un alibi pour augmenter
sa force d'exclusion et de répression.
Deuxièmement. Il
s'agit, en deuxième lieu, d'un changement radical des mentalités. Pour la première
fois, dans le monde arabe, le message démocratique est intériorisé. À partir du
14 janvier 2011, l'idée démocratique ne peut plus être regardée comme un
article d'exportation. Ce message est articulé autour des idées de liberté et
de pluralisme politique, de dignité de l'homme et de justice sociale, enfin de
probité dans la gestion des affaires publiques. Sans aller jusqu'à dire que le
message révolutionnaire était consciemment laïc, il ne fait aucun doute qu'au
cours des événements, aucun slogan à caractère religieux n'a été entendu. Le
message était donc amplement sécularisé.
Troisièmement.
La révolution, enfin, bouleverse les pratiques politiques et les procédures
d'organisation du système politique. Cela se manifeste tout d'abord par l'idée
d'une réorganisation totale du système politique, par l'intermédiaire d'une
assemblée constituante. L'idée fut imposée par la rue et les sit in de casbah 1
et casbah 2. Cela se manifeste également par le foisonnement des partis
politiques autorisés légalement. Enfin, cela se manifeste, sur le plan
institutionnel, par la « révolution » du système juridique, initiée par la Haute
instance de réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique
et de la transition démocratique. C'est, en effet, la haute instance qui dés le
début de sa première séance, le 17 mars 2011, a préparé l'ensemble du cadre
juridique destiné à permettre des élections libres, transparentes et
pluralistes, en vue de l'élection d'une Assemblée nationale constituante.
En conclusion,
nous pouvons affirmer que la révolution tunisienne constitue un véritable
message en vue de la reconfiguration du système social et politique.
B.
Mais, entre le
message de la révolution et la réalité des élections, il existe un décalage,
plus ou moins accentué, selon les interprétations. Tout d'abord les élections
ont montré que l'activisme révolutionnaire est démenti par le résultat des
élections. L'inscription des électeurs s'est heurtée à un certain nombre de
difficultés. Tous les observateurs ont été frappés par la passivité des
électeurs. Il a fallu prolonger le délai d'inscription pour aboutir à presque 4
millions d'électeurs sur plus de 7 millions. Si plus de 70 % des électeurs
inscrits se sont déplacés pour voter, la moitié des électeurs en âge de voter
n'ont pas participé au scrutin. Par ailleurs, et c'est la deuxième observation,
le message de la révolution a été « confisqué » par les différents partis politiques,
chacun selon son mode de lecture du message révolutionnaire. Enfin, le résultat
final a dégagé une large majorité de 37 % des suffrages exprimés et de 41 % des
sièges à l'Assemblée constituante, au profit d'un parti d'inspiration
religieuse.
En conclusion, nous
pouvons affirmer que le peuple des élections n'est pas celui de la révolution. Au
cours de la révolution, la masse électorale, dans sa majorité, constituait une
masse passive, « dormante ». C'est elle qui se réveillera, par la
suite, au cours des élections. Le fer de lance de la révolution était constitué
par les jeunes blogueurs, internautes, et utilisateurs des réseaux sociaux
comme Facebook, aidés par des syndicalistes, des militants des partis d'extrême
gauche, des diplômés chômeurs, venant des quatre coins du pays pour investir la
place de la Casbah. Il faudrait disposer d'une
cartographie sociologique plus précise de la révolution pour avancer
avec plus de précision dans ce domaine. Mais nous pouvons affirmer que la
confrontation auquel nous assistons aujourd'hui, dans cette période post-électorale,
oppose en vérité, mais également associe, ces deux émanations du peuple
tunisien : celle de la révolution et celle des élections. On peut le constater
à travers l'ensemble des conduites, débats d'idées et polémiques qui agitent,
en ce mois de novembre 2011, l'opinion publique.
C.
Signe des temps : le
parti de la Nahdha ne cesse d'insister sur ses positions modernistes. La
comparaison avec l’AKP turc ou la démocratie chrétienne a été avancée. Il
proclame son attachement au caractère « civil » de l'État, en
particulier au moment où a été discuté le Pacte républicain au sein de la Haute
instance de réalisation des objectifs de la révolution. Il affirme son adhésion
aux principes de la démocratie ou encore à la neutralisation politique des
lieux de culte, comme dans la « Déclaration sur le processus de
transition » signée le 15 septembre 2011 par 11 partis politiques membres
de la haute l'Instance. Il a plusieurs fois réaffirmées son respect du code de
statut personnel, des libertés publiques fondamentales, de l'opposition, de
l'alternance au pouvoir, de la liberté de croyance et d'expression. Par
conséquent, il est indéniable, que les acquis de la modernité ont gagné une
part importante de la direction de ce parti. Il reste cependant vrai que ce
parti nuance son discours selon les circonstances et les vis-à-vis. D'autre
part, il existe un décalage certain entre les positions de la direction du
parti et les conduites organisées ou spontanées de la masse de ses adhérents.
Ces ambiguïtés, à l'intérieur d'un même parti, prouve à la fois la matérialité
de cette confrontation entre le message de la révolution et les positions
originellement « islamistes » de la Nahda mais constitue également le signe
d'une forte pénétration des idées modernes au sein d'un parti religieux
conservateur.
Malgré le succès du
parti islamique, le paysage politique tunisien, celui des institutions
étatiques comme celui de la société civile, reste marqué par le pluralisme politique et la
consistance des organisations non-gouvernementales « progressistes ».
Nous l'avons constaté à plusieurs reprises, notamment à propos de querelles
autour de thèmes tels que le statut des femmes célibataires (propos de Souad
Ben Rahima en novembre 2011), ou l'institution juridique de l'adoption,
contestée par le chef du parti islamique qui propose son remplacement par une
institution islamique, la « kafala ». À chaque fois qu'un acquis
moderne de l'histoire tunisienne semble être remis en cause, une opposition
véhémente et massive s'installe à travers la presse et l'ensemble des mass
media, mais également à travers des manifestations de rue ou des réunions
publiques. Certes, les causes d’inquiétude sont là : Persépolis, attaque
du domicile du directeur de la chaîne Nessma, inquiétude des artistes, femmes
agressées, affaire du niqab à l’université de Sousse, discours de Jebali du 13
novembre, mixité dans les restaurants universitaires, élèves ayant « dégagé »
un professeur de dessin, les dessins étant contraires au texte coranique,
toutes ces manifestations provoquent des réactions en chaîne, de la part de
l'opinion « progressiste » ou « moderniste ».
Le discours prononcé par le futur premier
ministre Jebali le dimanche 13 octobre 2011 au théâtre de plein air de la ville
de Sousse a entraîné des réactions en chaîne d'une étonnante vivacité. Par
ailleurs, si la conquête d'une partie de l'espace public par des salafistes du
Tahrir a bien eu lieu, il est aussi vrai que la conquête de l'espace se fait à l'avantage de l'opinion moderniste. Nous
pouvons le constater à travers le succès du théâtre ou des représentations
satiriques, tels que Yahya Ya’ich de Fadhel Jaïbi, l'Isoloir de Tawfiq Jebali,
ou encore 100 % Halal de Lotfi Abdelli. On peut également évoquer, à ce propos,
la visibilité de plus en plus accentuée de la poésie de Mohamed SeghaÏr Ouled
Ahmed, à l’esthétique radicalement moderniste.
Quels que soient les
aléas de la politique des partis et de l'évolution des institutions, il n'y
aura pas de marche arrière par rapport aux acquis fondamentaux de la
révolution. Sur ce plan, les institutions de la société civile restent et
demeureront le principal gardien.
19/11/2011
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