vendredi 26 octobre 2012

Texte, pouvoir et interprètes en islam sunnite.


Dès son origine, l'islam a subi, avec violence, le phénomène des schismes et des hérésies. Pour des motifs essentiellement mais non exclusivement politiques, il s'est donc divisé en un certain nombre de sectes et de religions périphériques, autour d'une religion centrale majoritaire, soutenue par une alliance entre le pouvoir politique, le savoir religieux et l'intervention du peuple majoritaire des croyants dans la défense de sa religion personnelle. Le sunnisme, tel qu'il s'est défini d'ailleurs lui-même, dés la prise de conscience de sa propre existence, constitue la religion de la majorité. Il s'est formé par un processus historique d'une remarquable complexité, au cours des trois premiers siècles qui ont succédé à la mort du Prophète Mohammad, révélateur et Législateur de l’Islam. Il constitue, par conséquent, le résultat d'un succès politique : un État, une majorité consentante, une doctrine théologique et politique d'une formidable cohérence.
               Étant donné les circonstances historiques de son émergence, le sunnisme a, par conséquent, adopté les principes suivants de légitimation.
Le premier se situe au niveau du Texte. Les sunnites, à côté du Coran, ont intégré les comportements, les dire où les abstentions du prophète (sunna), tels qu’ils en ont fixé eux-mêmes le mode d’authentification,  dans la référence textuelle fondatrice. La codification de cette sunna est le produit d'un travail historique accompli par certain nombre de compilateurs, plus de deux siècles après la mort du prophète.
               Le deuxième se situe au niveau politique. Les sunnites ont décidé que la volonté de la majorité du peuple des croyants, ou de leurs représentants attitrés, constituait l'expression de la vérité théologique. Cette idée a été adoptée sur la base d'un ensemble de sentences du prophète de type : « Ma communauté ne peut consentir à l'erreur. Suivez la masse des croyants. Qui dévie, dévie vers l'enfer. »
               C'est donc à la fois par une extension du champ du texte et par un mécanisme particulier d'institutionnalisation que le sunnisme s'est à la fois caractérisé et imposé.

I.                  Les statuts du texte, du pouvoir et de l'interprète.

Le législateur inaugural n’agit pas seul sur la vie religieuse. Le texte qu’il « révèle » subit le travail de l’interprétation, sous toutes ses formes, ainsi que des contraintes de la société et de l’histoire. Son évolution va dépendre également du statut du pouvoir et de celui de l’interprète. En islam sunnite ces statuts présentent des traits spécifiques.

A. Statut du texte.

L'extension du texte. Pour l'ensemble des  musulmans, l'islam est le produit d'une révélation orale. Il s'agit de la parole de Dieu dictée à l'oreille ou au cœur du Prophète. Des polémiques complexes ont eu lieu autour de cette ontologie de la parole divine. Est-elle, comme Dieu lui-même, hors du temps et de l'espace, incréée, comme le prétend l'orthodoxie, ou bien fait-elle partie de l'ensemble des éléments de la création, situé dans l'histoire du temps et de l'espace, comme le disent les mutazilites ? Quoi qu'il en soit de ces interminables polémiques, le Coran constitue le Texte par excellence, dans lequel tout musulman va rechercher les principes, du culte, de l'éthique et du droit, pour lui-même et pour sa communauté. La parole divine est passée du stade oral à l'écriture, sous le troisième calife ‘Uthman. Ce dernier a établi le Muçhaf, c'est-à-dire le codex lu, récité, appris par tous les musulmans du monde. Au cours des premiers siècles de l'islam, certains groupes avaient pensé que le texte devait se limiter au seul Coran, sans possibilité d'extension, hormis celle de l'interprétation linguistique. Cependant, le processus historique en a décidé autrement, puisque les précédents tirés de la vie du Prophète sont devenus une source positive de la religion. Mais à ce niveau, nous entrons sur le terrain des antagonismes et de la divergence, en particulier sur les traditions reconnues par les sunnites et ceux reconnus par les chiites ou autres sectes dissidentes. Pour les sunnites, la sunna véridique est celle qui a été établie par un certain nombre de compilateurs, en particulier Bukhari, (mort en 256 de l’hégire, 870, J.C.) et Muslim (m. 261 h, 875,J.C.).

Le texte prophétique. La véritable guerre du texte allait donc se livrer au niveau de la consécration des précédents tirés de la vie du Prophète. Le travail des pieux fondateurs de l'orthodoxie allait prendre les directions suivantes :
-tout d'abord, dans l'immensité du corpus charrié par la voie des ouï-dire, sélectionner, d'après l'authenticité de leur chaîne de transmission, les hadiths dignes d'être titrés comme texte authentique. C'est ainsi, pour donner un exemple, que Bukhari, sur les 600 000 hadiths recensés, n'en retint qu'un peu plus de 6500.
-simultanément, valider les mérites, ainsi que la proximité du témoin initial par rapport au Prophète. Ce travail était nécessaire dans la mesure où ces témoignages, ainsi que leurs auteurs ont été attaqués par les partis dissidents, notamment les chiites. C'est ainsi que les Compagnons allaient être revêtus du sceau de la sacralité, selon leur degré d'amitié ou de proximité par rapport au Prophète. Aujourd'hui encore, pas un musulman sunnite croyant ne saurait prononcer le nom d'un de ses Compagnons, sans le suivre d'une formule de bénédiction : radhiya allahu ‘anh, (que Dieu l’agrée ou le bénisse).
-enfin, élargir au maximum le champ de la sunna pour y intégrer, non seulement les hadiths d'authenticité générale et certaine, mutawâtir,  mais également les hadiths isolés, rapporté par un seul ou un nombre très limité de Compagnons. Par opposition à l'école hanéfite, l'école hanbalite, préfère asseoir ses opinions éthiques ou juridiques sur de tels indices textuels, même s'ils sont d'authenticité relative, plutôt que sur le raisonnement déductif ou inductif, produit d'un pur travail humain.

La production humaine du texte. Une troisième extension va immanquablement se produire par le jeu automatique des mécanismes d'interprétation. Le premier, le plus naturel, est celui de l'interprétation directe du texte. Mais comme aucune interprétation ne va de soi, en particulier lorsqu'il s'agit d'un texte de la nature du Coran, et que les divergences d'interprétation se sont manifestées du vivant même du Prophète, les exégètes, ainsi que les spécialistes des sources à la fois de la religion et du droit, ont codifié les règles linguistiques d'après lesquelles il convient de comprendre les mots du Coran, leur étymologie, leur grammaire, leur signification, ainsi que les tournures et le style du langage coranique. C'est par la science linguistique exégétique que l'interprète va donc accéder à la compréhension du texte, pour en dégager aussi bien les significations eschatologiques ou cultuelles que les principes et les règles de l'éthique et du droit.
Le deuxième mécanisme est celui de l'analogie, qiyas, par lequel l'interprète élabore une norme pour régler le sort d'un litige ou d'une affaire donnée, à partir d'une norme textuelle expresse relative à un cas similaire, en raison de leur communauté de motif. Si le vin a été interdit au motif qu'il dérègle la santé mentale, une denrée donnant l'ivresse sera conséquemment interdite, pour le même motif. Et c'est ainsi que le Texte de facture divine ou prophétique, va connaître, par de tels mécanismes, une extension considérable. À cela, il faut évidemment ajouter les cas très nombreux sur lesquels n'a été ni révélé, ni inspiré un texte, et qui vont faire l'objet de mécanismes prétoriens de mise en oeuvre. Le bien commun, maslaha, le jugement préférentiel pour cause d'équité, istihsan, la nécessité, dharura, les principes généraux de la charia, kulliyat et maqaçid, constituent autant de moyens d'élaborer des normes, en l'absence de texte ou encore pour les interpréter ou même parfois les suspendre.

B. Statut du pouvoir.

La théorie du pouvoir en islam sunnite dérive d'une interprétation particulière du modèle originel, celui qui a été établi et organisé par le prophète lui-même après l'hégire. Tout pouvoir doit, en principe, s'inspirer de ce modèle. La théorie du califat a été élaborée pour répondre à ce besoin d'harmoniser la vie du présent avec celles du passé. Il faut cependant comprendre qu'étant donné les prémices des représentations générales socio-théologiques du sunnisme, cette théorie du pouvoir est précisément indétachable de ce que nous avons dit précédemment sur le statut du Texte. Le pouvoir y est en effet conçu comme le garant de la pérennité du texte, aussi bien que de son interprétation acceptable, c'est-à-dire conforme à ses prémices. Mais, alors que les chiites ont conçu une théorie du pouvoir découlant directement, et en totale symbiose, avec le caractère céleste, illuminé et inspiré de la cité islamique, les sunnites, plus réaliste, nous pouvons, à la limite, dire plus « terre à terre », ont conçu une théorie du pouvoir puisant sa légitimité ni directement dans la révélation divine, ni même dans l'inspiration prophétique, mais dans une vox populi, au service des choses divines. En bref, cette théorie s'articule sur les principes suivants de constitutionnalité :
n  elle est tout d'abord fondée sur la communauté des croyants, l’umma de muhammad, dont le contrat social se définit par une allégeance inconditionnelle à une foi et à une loi communes. Cette communauté, considérée, d'après certains hadiths, comme infaillible, s'exprime par sa majorité, jamâ‘a. Il ne s'agit pas, précisent certains auteurs comme Shafi‘i, d'une majorité arithmétique, mais de celle qui adhère aux enseignements tirés de la sunna du Prophète et de ses Compagnons, telle que comprise par cette majorité elle même. C'est pour cette raison que les sunnites se sont nommés eux-mêmes « les gens de la sunna et du peuple majoritaire des croyants », Ahl a sunna wal jama‘a.
n  Dans son organisation et son fonctionnement concret cette communauté n'est évidemment pas livrée à elle-même. Elle est représentée, dans le cadre d'une véritable théorie représentative, par « ceux qui lient et délient », les gens de la consultation et de la décision, ahl al hal wal ‘aqd. Cette catégorie englobe essentiellement les titulaires du pouvoir ainsi que ceux du savoir.
n  Enfin, le chef de cette communauté, a, schématiquement, les attributs d'un chef religieux et d'un chef d'État. Les fonctions qui se rattachent à la première qualité consistent à défendre la religion contre les dissidents, les schismatiques et les hérétiques, à veiller à l’application de la charia, sorte de « droit de Dieu », au dessus des contingences.  Sa qualité de chef d’un ordre temporel lui fait obligation de veiller à l’ordre, lever l’impôt, faire la guerre, encore que sur tous ces points on entendra toujours dire qu’il s’agit de fonctions charaïques. Ce chef est désigné à vie. L'idée de mandat n'existe pas dans la théorie politique ancienne.

C. Statut de l'interprète.

Les gestionnaires du sacré ne sont pas constitués en église, au sens qu'il faut donner à ce terme dans d’autres traditions religieuses. C'est donc par une habilitation particulière, dérivant du haut niveau de compétence, attesté par la reconnaissance sociale, que l'interprète acquiert son statut. Une fois acquis, ce statut lui donne alors une position de pouvoir dans la société qui en fait à la fois un guide obéi, aussi bien par les sujets que par le pouvoir, dans le domaine du culte, de l'éthique et du droit. Dans cette position, il acquiert le monopole du savoir (‘ilm). C'est à ce titre que les interprètes ont pu être qualifiés « d'amis de Dieu, héritiers des prophètes ». Le magistère herméneutique fait rentrer l'interprète dans l'univers sacral.
L’un des exégètes les plus célèbres dans l’histoire de l’exégèse coranique, Al Fakhr a-Râzî[1], utilise une métaphore éloquente pour expliquer la place de ces interprètes, les ‘ulama, dans l’institution générale du pouvoir qui va de Dieu au simple mortel. Il écrit :

 « Les océans du savoir sont entre les mains de Dieu. Il en donna des fleuves aux prophètes. Ces derniers, de leurs fleuves, donnèrent des rivières aux savants (‘ulama) et ces derniers, de leurs rivières, donnèrent des petits ruisseaux aux gens du commun, d’après leur aptitude. Ces derniers s’engagent par petits canaux vers leurs familles, selon leur aptitude. Ceci est conforme à ce qui a été rapporté par la tradition : les savants ont leur mystère, les califes ont leur mystère, les prophètes ont leur mystère, les anges ont leur mystère, Dieu en fin de compte est tout mystère. Si les ignorants perçaient le secret des savants, ils les détruiraient, si les savants perçaient le secret des califes, ils les rejetteraient, si les califes perçaient le secret des prophètes, ils leur désobéiraient, si les prophètes perçaient le secret des anges, ils les tiendraient en suspicion, et si les anges perçaient le mystère de Dieu, ils tomberaient éperdus et seraient perdus. La cause de tout cela c'est que les esprits faibles ne peuvent supporter les grands mystères, comme les chauves-souris ne peuvent supporter la lumière du soleil…[2] »

Mais le statut de l'interprète est contraignant. Tout d'abord, il se limite à la lecture et à l'interprétation des textes sacrés. Dans la société religieuse, en effet, la seule science légitime, valorisée et reconnue, est la science religieuse. Par ailleurs, il a été admis, dans la théorie sunnite, que cette science doit toujours se référer à la doctrine des Anciens, salaf. Il est vrai que, sur le plan de la vérité historique, cette science des anciens a été elle-même construite et fabriquée par les successeurs. Mais cette vérité a été gommée de la mémoire collective. Par conséquent, cette « science des anciens » bénéficie, en quelque sorte, d'un postulat de véracité et c'est ainsi, avec les caractères que nous venons d'indiquer, qu'elle devient la source primordiale du savoir.
Dans cet ordre d'idées, nous disposons d'une épître d’Ibn Rajab[3], l’auteur Hanbalite du XIVème siècle Ap.J.C, intitulée « Mérite de la science des anciens sur celle de leurs successeurs », fadhlu ‘ilm a-salafi ‘ala al-khahlaf, dans laquelle il caractérise le savoir. Deux idées essentielles sont avancées. Tout d'abord, distinguer le savoir utile du savoir inutile (‘ilm nâfi‘,‘ilm ghaïr nâfi‘). Le premier s'identifie à la science du texte. Le second comprend les sciences dangereuses telles que la philosophie ou la théologie spéculative. Ensuite, admettre la supériorité et les mérites de la science des Anciens sur celle des générations futures.
 Dans cette théorie de l'organisation du savoir, le croyant ordinaire, frappé par le mal de l'ignorance, doit  obligatoirement suivre la voie qui lui est tracée par l'interprète.  Pour certains auteurs, cet interprète devient même un intermédiaire entre le croyant et Dieu.

               De ce qui précède, nous pouvons conclure que le texte, le pouvoir et l'interprète font partie de l'organisation globale de la société politique sunnite. Au niveau de la construction du texte, nous sommes partis d'une révélation originelle, sur laquelle se sont juxtaposées de nouvelles strates. C'est donc par un mécanisme d'extension de plus en plus élargi qu'on est arrivé à l'établissement final d'un canon qui dépasse, de très loin, le texte originel. Dans cette oeuvre immense de consécration d'une référence impérative, l'action du pouvoir politique est évidemment d'une très grande ampleur, comme nous allons l’indiquer dans ce qui suit.

II.               Le rôle du pouvoir politique et de la masse dans la formation de la doctrine sunnite.

N'oublions pas que c'est par une action du pouvoir que le Coran passa du stade oral à l’écrit, mais que, au surplus, c'est le pouvoir qui imposa l'unité de lecture du texte coranique, aussi bien sous la dynastie ommeyade que celle des Abbassides.
                   Nous savons, par ailleurs, que la dynastie ommeyade a entrepris une action de très grande envergure, non seulement pour initier ou simplement encourager la codification de la tradition prophétique, mais également pour diriger le savoir religieux dans le sens de ses propres intérêts dynastiques. Pour aboutir à ce résultat, sur lequel s'édifia toute la religion sunnite, il fallait évidemment rehausser le statut de l'interprète, comme nous l'avons indiqué précédemment. Ce long et pénible travail d'édification de l'orthodoxie procède, par conséquent, au sens noble du terme, d'un projet éminemment politique. 

A.   Le rôle de l’Empire.

La dynastie abbasside fut portée au pouvoir par les partisans de la famille du prophète,’Âl al Baït,  évincée par les Ommeyades. Contrairement aux Ommeyades, elle bénéficie, par conséquent, d'une légitimité personnelle quasiment sacrale. Le calife abbasside était non seulement porteur de la toge noire du Prophète, burda, de son bâton de chef, qadhîb,  de son anneau, khâtim,  mais surtout il portait en lui la chair et le sang du prophète. À ce titre, malgré les vicissitudes de l'histoire qu'elle connut, malgré la perte de son autorité due à la concurrence d'États arabes ou non arabes de nature militaire[4], la dynastie abbasside incarnait le « Saint empire arabo-musulman » à qui de nombreux Etats concurrents faisaient néanmoins allégeance. Elle prit la défense du sunnisme  contre les dissidences religieuses et les révoltes politiques et sociales internes de tendance chiite, comme celle des esclaves noirs, les Zanj, entre 255 et 270 de l’hégire ou celle des Qarmates, entre 289 et les années 20 du quatrième siècle hégirien.
L'intervention du calife abbasside dans la défense de la « religion sunnite » a été capitale pour la consolidation historique définitive de cette dernière.  Pour ne prendre qu’un exemple, rappelons que c’est le Calife Al-Qâdir, qui, en 409/1018, édicta un acte officiel, « a-Rissâla al Qâdiriyya, par laquelle il fixait le dogme sunnite, celui des gens de la sunna et des croyants majoritaires, ahl a-sunna wal jamâ‘a.   Les questions essentielles concernent l’unité de Dieu, sa souveraineté et ses attributs, ainsi que la thèse du Coran incréé, contre les mu‘tazilites. Al Qâdir réaffirmait, en tant que dogme, la vénération des Compagnons du Prophète, dénigrés par les kharijites et les chiites. Il confirmait celle des Râshidûn, les quatre califes successeurs co-législateurs de l’orthodoxie. Il condamnait la théologie spéculative, le kalâm, sous toutes ses formes.
Il existe donc une orthodoxie du pouvoir dont la Risâla Qâdiriyya est un bel exemple. De grandes figures politiques, et militaires, comme Nidhâm al Mulk, Ibn Hubaïra, Nûr a-Dîne, Saladin, se sont illustrés dans la chasse aux hérétiques et la défense de la voie des Anciens.
L'intervention du pouvoir vise également la production des oeuvres doctrinales majeures. Indépendamment du fait que les Ommeyades encouragèrent la mise en circulation de traditions prophétiques en leur faveur[5], nous savons qu'un certain nombre d'ouvrages fondateurs du système de pensée de l'orthodoxie sunnite furent élaborés sur l'instigation du pouvoir politique. Au IXème siècle, l’imam Abû Yûssuf rédigea son Kitâb al Kharâj, sur l’invitation de Harûn a-Rashîd, comme il l’affirme lui-même dans le préambule de son ouvrage. Au XIème siècle, Juwaïni rédigea son « Traité du dogme islamique », al ‘Aqîda a-Nidhâmiyya fil arkân al-islamiyya, sur l’impulsion de Nidhâm al-Mulk. Il en fit de même, dans une œuvre politico-théologique maîtresse intitulée « Ghiyâth al ‘umam fi iltiyâth a-dhulam », essentiellement consacrée à la théorie sunnite du Califat. Ghazâli, élève de Juwaïni, écrivit son Mustadhhirî contre les sectes chiites partisanes de l’interprétation ésotérique du Coran, à la demande du calife abasside al Mustadhhir. Au XIIème siècle, Ibn ‘Asâkir participa directement au « programme de réaction sunnite[6] » mené par le prince Nûr a-Dîne Zenkî, conquérant de Damas en 549/1154.
C'est donc par de tels procédés dans lesquels interfèrent l'action du pouvoir et l'action du savoir que le « Saint empire » érigea le socle doctrinal sur lequel devait reposer aussi bien sa propre légitimité que l'ensemble des références théologiques et politiques constitutives du sunnisme. Toutes les théories concernant le fondement de la cité politique, la nature de l'allégeance communautaire, les principes constitutifs de légitimation politique, la théorie de la violence légitime, notamment la doctrine de l'apostasie, furent élaborées dans ces conditions.
Mais, lorsque nous parlons de pouvoir, il ne faut pas s'arrêter à la seule direction politique étatique incarnée par les dirigeants. Il existe un plus grand Pouvoir qui tient l'ensemble, y compris les dirigeants. Ce pouvoir invisible est celui qui, par la force des siècles, s'élève en un système contraignant de normes, de principes, de valeurs, s'imposant à tous les acteurs de la vie sociale, et soutenu inconditionnellement par la masse du peuple majoritaire des croyants. C'est ce que nous pouvons appeler l'orthodoxie de masse.

B.               L'orthodoxie de masse.

La fonction religieuse de la masse, en islam sunnite, est aussi forte, sinon plus forte que celle du pouvoir. La plupart du temps les deux forces se conjuguent et travaillent de concert. Mais il arrive parfois que leur unité se brise. Il en fut ainsi lorsque les Abbassides, depuis al Ma’mûn, puis sous le gouvernement de ses deux successeurs al Mu‘taçim et al Wâthiq imposèrent certaines thèses mu‘tazilites, comme celle du Coran créé. La réaction de la masse, manifestée par un mouvement insurrectionnel quasiment permanent, contraignit le calife al Mutawakkil à rétablir officiellement un sunnisme d'inspiration quelque peu hanbalite. Attisées par les sermonnaires, lors des prières collectives du vendredi, et par les « fuqahas populistes », fuqahâ al‘âmma, les foules de croyants se livrèrent à toutes sortes de manifestations tapageuses pour exprimer leur opposition à cette nouvelle doctrine de l'État abbasside, que ce dernier, en réalité, n'avait adopté que pour contrecarrer les thèses déterministes adoptées par ses rivaux ommeyades. Toujours manipulée par ces nouveaux directeurs de conscience, la foule manifesta également pour la défense d'un ordre moral strict et sévère, d'inspiration hanbalite.  C'est ainsi que, scandalisée par l’immoralité d’Al Qâhir et de sa cour, tellement manifestes qu'elle avait réussi à passer outre les murailles du palais califal, les manifestations de foule obligèrent le calife à s'astreindre au puritanisme, au moins en apparence. Il répondit à cette exigence moralisatrice, en faisant briser les instruments de musique, en interdisant les chanteuses publiques et en prohibant la consommation de vin[7]. Ces manifestations populistes peuvent évidemment provoquer parfois une réaction répressive du pouvoir. C'est ce qui se produisit sous le califat du même al-Qâhir.  L'agitation insurrectionnelle et rigoriste, excitée par des sermonnaires hanbalites comme al Barbahârî, partisan d’un ordre moral intégriste, conduisit ce calife en 323/935 à édicter un édit par lequel il condamnait et menaçait les hanbalites pour leur anthropomorphisme, leur mise en état d’apostasie contre les chiites, leur condamnation du rituel de pèlerinage auprès des tombeaux des imams appartenant à la famille du Prophète.
Cette orthodoxie de masse se manifesta d'une manière toute particulière sous les Buwaïhides, lorsque les sultans chiites de cette famille s'emparèrent du pouvoir impérial, faisant ainsi du calife abasside un simple figurant à caractère religieux. Les Buwaïhides pratiquèrent une politique en faveur du chiisme, faisant inscrire sur les murs des mosquées de Bagdad des slogans hostiles au sunnisme.   Les dynasties buwaïhides durèrent plus d’un siècle, de 334/945 à 447/1055. Mais les réactions populaires empêchèrent tout d’abord le prince buwaïhide Mu‘iz a-Dawla d’abolir le califat sunnite, comme il semble en avoir eu l’intention. Finalement, toujours menées par les radicaux hanbalites et autres docteurs du peuple (fuqaha al ‘amma), elles finirent par avoir raison de la puissance buwaïhide régnante.
Une remarque s’impose. L’orthodoxie de la masse explique la force et la pérennité de l’islam sunnite à travers les siècles. La politisation de la religion en devient le garant, grâce à cette omniprésence du peuple des croyants dans la vie religieuse. Toutefois,  cette orthodoxie de masse, plus forte que celle de l’institution religieuse savante, dispose d’une énorme capacité de rétention et de fixisme, d’où cette attirance vers le fondamentalisme populiste, de type hanbalite, almohade, wahhabite, mawdudiste, qutbiste, jihadiste. Cela pourrait également expliquer l’échec des révolutions intellectuelles, comme celui du mu‘tazilisme, de l’averroïsme, du réformisme, du modernisme. Dans les conflits entre l’ancien et le moderne, l’ancien dispose d’un arsenal quasiment  invincible.

Conclusion.

Dans toute religion, le poids des adeptes est évidemment considérable. Aucune religion ne peut, en effet, échapper au phénomène de politisation. Par nature, un versant essentiel de l'ordre religieux dérive de l'ordre politique, en même temps qu'il le soutient, lui donne force et légitimité. Ce qui est propre au sunnisme, c'est que le poids des adeptes bénéficie d'une force particulière, en ce sens qu'il ne constitue pas seulement un phénomène naturel, une simple donnée historique concrète, mais qu'il a été élevé au rang des croyances religieuses elles-mêmes. Le sunnisme, rejetant radicalement le concept d'église, a bâti sa religion sur l'idée que le peuple majoritaire des croyants dispose d'une fonction réellement dogmatique. C'est en effet, pour les sunnites, la masse des croyants qui fonde la légitimité et la véracité des croyances et des canons de l'ordre religieux. Dans le sunnisme, la masse des croyants n'est pas, comme dans les autres religions, une force d'appoint, mais la force centrale du système religieux, au niveau de la théorie autant qu'au niveau de la pratique. Pour ceux qui en douteraient, toute l'histoire ainsi que l'actualité du monde musulman est là pour le prouver.



[1] Qui a vécu dans la deuxième moitié du VIème siècle hégirien.
[2] Al Fakhr a-Râzî, Mafâtîh al Ghaïb, éd. Dâr al kutub al ‘ilmiyya, 2000, t.2, p. 4.
[3] Consultée sur le site de la bibliothèque électronique al-Mostafa.com.
[4] Comme les ‘Ubaïdites au Maghreb, les Fatimides au Caire, les Zaïdites au Yémen et au Tabaristan, les Qarmates à Ammân, Bahraïn, Yamâma, les environs de Baçra. La dynastie abbasside dut subir également la tutelle extrêmement contraignante des Buwaïhides perse et des Seljuqides turcs.
[5] I. Goldzihern Etudes sur la tradition islamique, Trad. Léon Bercher, Ed. Adrien Maisonneuve, 1952, p.40.
[6] N. Elisséeff, Article « Ibn Asâkir », E.I, nouv.éd. T III, 1975, p.736.
[7] Henri Laout, La profession de foi d’Ibn Batta, Institut Français de Damas, 1958, p. XXXVIII.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire