Dès son origine, l'islam a subi, avec violence, le phénomène
des schismes et des hérésies. Pour des motifs essentiellement mais non
exclusivement politiques, il s'est donc divisé en un certain nombre de sectes
et de religions périphériques, autour d'une religion centrale majoritaire,
soutenue par une alliance entre le pouvoir politique, le savoir religieux et
l'intervention du peuple majoritaire des croyants dans la défense de sa
religion personnelle. Le sunnisme, tel qu'il s'est défini d'ailleurs lui-même,
dés la prise de conscience de sa propre existence, constitue la religion de la
majorité. Il s'est formé par un processus historique d'une remarquable
complexité, au cours des trois premiers siècles qui ont succédé à la mort du
Prophète Mohammad, révélateur et Législateur de l’Islam. Il constitue, par
conséquent, le résultat d'un succès politique : un État, une majorité
consentante, une doctrine théologique et politique d'une formidable cohérence.
Étant
donné les circonstances historiques de son émergence, le sunnisme a, par
conséquent, adopté les principes suivants de légitimation.
Le
premier se situe au niveau du Texte. Les sunnites, à côté du Coran, ont intégré
les comportements, les dire où les abstentions du prophète
(sunna), tels qu’ils en ont fixé eux-mêmes le mode d’authentification, dans la référence textuelle fondatrice. La
codification de cette sunna est le produit d'un travail historique accompli par
certain nombre de compilateurs, plus de deux siècles après la mort du prophète.
Le deuxième se situe au niveau
politique. Les sunnites ont décidé que la volonté de la majorité du peuple des
croyants, ou de leurs représentants attitrés, constituait l'expression de la
vérité théologique. Cette idée a été adoptée sur la base d'un ensemble de
sentences du prophète de type : « Ma communauté ne peut consentir à l'erreur.
Suivez la masse des croyants. Qui dévie, dévie vers l'enfer. »
C'est donc à la fois par une
extension du champ du texte et par un mécanisme particulier
d'institutionnalisation que le sunnisme s'est à la fois caractérisé et imposé.
I.
Les statuts du texte, du pouvoir et de l'interprète.
Le
législateur inaugural n’agit pas seul sur la vie religieuse. Le texte qu’il
« révèle » subit le travail de l’interprétation, sous toutes ses
formes, ainsi que des contraintes de la société et de l’histoire. Son évolution
va dépendre également du statut du pouvoir et de celui de l’interprète. En
islam sunnite ces statuts présentent des traits spécifiques.
A. Statut du texte.
L'extension du texte. Pour l'ensemble des
musulmans, l'islam est le produit d'une révélation orale. Il s'agit de
la parole de Dieu dictée à l'oreille ou au cœur du Prophète. Des polémiques
complexes ont eu lieu autour de cette ontologie de la parole divine. Est-elle,
comme Dieu lui-même, hors du temps et de l'espace, incréée, comme le prétend
l'orthodoxie, ou bien fait-elle partie de l'ensemble des éléments de la
création, situé dans l'histoire du temps et de l'espace, comme le disent les
mutazilites ? Quoi qu'il en soit de ces interminables polémiques, le Coran
constitue le Texte par excellence, dans lequel tout musulman va rechercher les
principes, du culte, de l'éthique et du droit, pour lui-même et pour sa
communauté. La parole divine est passée du stade oral à l'écriture, sous le
troisième calife ‘Uthman. Ce dernier a établi le Muçhaf, c'est-à-dire le
codex lu, récité, appris par tous les musulmans du monde. Au cours des premiers
siècles de l'islam, certains groupes avaient pensé que le texte devait se
limiter au seul Coran, sans possibilité d'extension, hormis celle de
l'interprétation linguistique. Cependant, le processus historique en a décidé
autrement, puisque les précédents tirés de la vie du Prophète sont devenus une
source positive de la religion. Mais à ce niveau, nous entrons sur le terrain
des antagonismes et de la divergence, en particulier sur les traditions
reconnues par les sunnites et ceux reconnus par les chiites ou autres sectes
dissidentes. Pour les sunnites, la sunna véridique est celle qui a été établie
par un certain nombre de compilateurs, en particulier Bukhari, (mort en 256 de
l’hégire, 870, J.C.) et Muslim (m. 261 h, 875,J.C.).
Le texte
prophétique. La véritable guerre du texte allait donc se livrer au niveau de la
consécration des précédents tirés de la vie du Prophète. Le travail des pieux
fondateurs de l'orthodoxie allait prendre les directions suivantes :
-tout d'abord, dans
l'immensité du corpus charrié par la voie des ouï-dire, sélectionner, d'après
l'authenticité de leur chaîne de transmission, les hadiths dignes d'être
titrés comme texte authentique. C'est ainsi, pour donner un exemple, que
Bukhari, sur les 600 000 hadiths recensés, n'en retint qu'un peu
plus de 6500.
-simultanément, valider les
mérites, ainsi que la proximité du témoin initial par rapport au Prophète. Ce
travail était nécessaire dans la mesure où ces témoignages, ainsi que leurs
auteurs ont été attaqués par les partis dissidents, notamment les chiites.
C'est ainsi que les Compagnons allaient être revêtus du sceau de la sacralité,
selon leur degré d'amitié ou de proximité par rapport au Prophète. Aujourd'hui
encore, pas un musulman sunnite croyant ne saurait prononcer le nom d'un de ses
Compagnons, sans le suivre d'une formule de bénédiction : radhiya
allahu ‘anh, (que Dieu l’agrée ou le bénisse).
-enfin, élargir au maximum
le champ de la sunna pour y intégrer, non seulement les hadiths d'authenticité
générale et certaine, mutawâtir,
mais également les hadiths isolés, rapporté par un seul ou un nombre
très limité de Compagnons. Par opposition à l'école hanéfite, l'école
hanbalite, préfère asseoir ses opinions éthiques ou juridiques sur de tels
indices textuels, même s'ils sont d'authenticité relative, plutôt que sur le
raisonnement déductif ou inductif, produit d'un pur travail humain.
La
production humaine du texte. Une troisième extension va immanquablement se
produire par le jeu automatique des mécanismes d'interprétation. Le premier, le
plus naturel, est celui de l'interprétation directe du texte. Mais comme aucune
interprétation ne va de soi, en particulier lorsqu'il s'agit d'un texte de la
nature du Coran, et que les divergences d'interprétation se sont manifestées du
vivant même du Prophète, les exégètes, ainsi que les spécialistes des sources à
la fois de la religion et du droit, ont codifié les règles linguistiques
d'après lesquelles il convient de comprendre les mots du Coran, leur
étymologie, leur grammaire, leur signification, ainsi que les tournures et le
style du langage coranique. C'est par la science linguistique exégétique que
l'interprète va donc accéder à la compréhension du texte, pour en dégager aussi
bien les significations eschatologiques ou cultuelles que les principes et les
règles de l'éthique et du droit.
Le deuxième mécanisme est
celui de l'analogie, qiyas, par lequel l'interprète élabore une norme
pour régler le sort d'un litige ou d'une affaire donnée, à partir d'une norme
textuelle expresse relative à un cas similaire, en raison de leur communauté de
motif. Si le vin a été interdit au motif qu'il dérègle la santé mentale, une
denrée donnant l'ivresse sera conséquemment interdite, pour le même motif. Et
c'est ainsi que le Texte de facture divine ou prophétique, va connaître, par de
tels mécanismes, une extension considérable. À cela, il faut évidemment ajouter
les cas très nombreux sur lesquels n'a été ni révélé, ni inspiré un texte, et
qui vont faire l'objet de mécanismes prétoriens de mise en oeuvre. Le bien
commun, maslaha, le jugement préférentiel pour cause d'équité, istihsan,
la nécessité, dharura, les principes généraux de la charia, kulliyat
et maqaçid, constituent autant de moyens d'élaborer des normes, en
l'absence de texte ou encore pour les interpréter ou même parfois les
suspendre.
B. Statut du
pouvoir.
La théorie du pouvoir en islam sunnite dérive d'une
interprétation particulière du modèle originel, celui qui a été établi et
organisé par le prophète lui-même après l'hégire. Tout pouvoir doit, en
principe, s'inspirer de ce modèle. La théorie du califat a été élaborée pour
répondre à ce besoin d'harmoniser la vie du présent avec celles du passé. Il
faut cependant comprendre qu'étant donné les prémices des représentations
générales socio-théologiques du sunnisme, cette théorie du pouvoir est
précisément indétachable de ce que nous avons dit précédemment sur le statut du
Texte. Le pouvoir y est en effet conçu comme le garant de la pérennité du
texte, aussi bien que de son interprétation acceptable, c'est-à-dire conforme à
ses prémices. Mais, alors que les chiites ont conçu une théorie du pouvoir
découlant directement, et en totale symbiose, avec le caractère céleste,
illuminé et inspiré de la cité islamique, les sunnites, plus réaliste, nous
pouvons, à la limite, dire plus « terre à terre », ont conçu une
théorie du pouvoir puisant sa légitimité ni directement dans la révélation
divine, ni même dans l'inspiration prophétique, mais dans une vox populi, au service des choses divines. En bref,
cette théorie s'articule sur les principes suivants de constitutionnalité :
n elle est tout d'abord fondée sur
la communauté des croyants, l’umma de muhammad, dont le contrat social
se définit par une allégeance inconditionnelle à une foi et à une loi communes.
Cette communauté, considérée, d'après certains hadiths, comme
infaillible, s'exprime par sa majorité, jamâ‘a. Il ne s'agit pas, précisent
certains auteurs comme Shafi‘i, d'une majorité arithmétique, mais de celle qui
adhère aux enseignements tirés de la sunna du Prophète et de ses Compagnons,
telle que comprise par cette majorité elle même. C'est pour cette raison que
les sunnites se sont nommés eux-mêmes « les gens de la sunna et du peuple
majoritaire des croyants », Ahl a sunna wal jama‘a.
n Dans son organisation et son
fonctionnement concret cette communauté n'est évidemment pas livrée à
elle-même. Elle est représentée, dans le cadre d'une véritable théorie
représentative, par « ceux qui lient et délient », les gens de la
consultation et de la décision, ahl al hal wal ‘aqd. Cette catégorie
englobe essentiellement les titulaires du pouvoir ainsi que ceux du savoir.
n Enfin, le chef de cette
communauté, a, schématiquement, les attributs d'un chef religieux et d'un chef
d'État. Les fonctions qui se rattachent à la première qualité consistent à
défendre la religion contre les dissidents, les schismatiques et les hérétiques,
à veiller à l’application de la charia, sorte de « droit de Dieu »,
au dessus des contingences. Sa qualité
de chef d’un ordre temporel lui fait obligation de veiller à l’ordre, lever l’impôt,
faire la guerre, encore que sur tous ces points on entendra toujours dire qu’il
s’agit de fonctions charaïques. Ce chef est désigné à vie. L'idée de mandat
n'existe pas dans la théorie politique ancienne.
C. Statut de l'interprète.
Les gestionnaires du sacré ne sont pas constitués en
église, au sens qu'il faut donner à ce terme dans d’autres traditions religieuses.
C'est donc par une habilitation particulière, dérivant du haut niveau de compétence,
attesté par la reconnaissance sociale, que l'interprète acquiert son statut.
Une fois acquis, ce statut lui donne alors une position de pouvoir dans la
société qui en fait à la fois un guide obéi, aussi bien par les sujets que par
le pouvoir, dans le domaine du culte, de l'éthique et du droit. Dans cette
position, il acquiert le monopole du savoir (‘ilm). C'est à ce titre que
les interprètes ont pu être qualifiés « d'amis de Dieu, héritiers des prophètes
». Le magistère herméneutique fait rentrer l'interprète dans l'univers sacral.
L’un des exégètes les plus célèbres dans l’histoire de
l’exégèse coranique, Al Fakhr a-Râzî[1],
utilise une métaphore éloquente pour expliquer la place de ces interprètes, les
‘ulama, dans l’institution générale du pouvoir qui va de Dieu au simple
mortel. Il écrit :
« Les océans du savoir
sont entre les mains de Dieu. Il en donna des fleuves aux prophètes. Ces derniers,
de leurs fleuves, donnèrent des rivières aux savants (‘ulama) et ces derniers,
de leurs rivières, donnèrent des petits ruisseaux aux gens du commun, d’après
leur aptitude. Ces derniers s’engagent par petits canaux vers leurs familles,
selon leur aptitude. Ceci est conforme à ce qui a été rapporté par la tradition
: les savants ont leur mystère, les califes ont leur mystère, les prophètes ont
leur mystère, les anges ont leur mystère, Dieu en fin de compte est tout
mystère. Si les ignorants perçaient le secret des savants, ils les
détruiraient, si les savants perçaient le secret des califes, ils les
rejetteraient, si les califes perçaient le secret des prophètes, ils leur
désobéiraient, si les prophètes perçaient le secret des anges, ils les
tiendraient en suspicion, et si les anges perçaient le mystère de Dieu, ils
tomberaient éperdus et seraient perdus. La cause de tout cela c'est que les
esprits faibles ne peuvent supporter les grands mystères, comme les
chauves-souris ne peuvent supporter la lumière du soleil…[2] »
Mais le statut de l'interprète est
contraignant. Tout d'abord, il se limite à la lecture et à l'interprétation des
textes sacrés. Dans la société religieuse, en effet, la seule science légitime,
valorisée et reconnue, est la science religieuse. Par ailleurs, il a été admis,
dans la théorie sunnite, que cette science doit toujours se référer à la
doctrine des Anciens, salaf. Il est vrai que, sur le plan de la vérité
historique, cette science des anciens a été elle-même construite et fabriquée
par les successeurs. Mais cette vérité a été gommée de la mémoire collective.
Par conséquent, cette « science des anciens » bénéficie, en quelque
sorte, d'un postulat de véracité et c'est ainsi, avec les caractères que nous
venons d'indiquer, qu'elle devient la source primordiale du savoir.
Dans cet ordre d'idées, nous disposons
d'une épître d’Ibn Rajab[3], l’auteur
Hanbalite du XIVème siècle Ap.J.C, intitulée « Mérite de la science des anciens
sur celle de leurs successeurs », fadhlu ‘ilm a-salafi ‘ala al-khahlaf,
dans laquelle il caractérise le savoir. Deux idées essentielles sont avancées.
Tout d'abord, distinguer le savoir utile du savoir inutile (‘ilm nâfi‘,‘ilm
ghaïr nâfi‘). Le premier s'identifie à la science du texte. Le second comprend
les sciences dangereuses telles que la philosophie ou la théologie spéculative.
Ensuite, admettre la supériorité et les mérites de la science des Anciens sur
celle des générations futures.
Dans cette théorie de l'organisation du
savoir, le croyant ordinaire, frappé par le mal de l'ignorance, doit obligatoirement suivre la voie qui lui est
tracée par l'interprète. Pour certains
auteurs, cet interprète devient même un intermédiaire entre le croyant et Dieu.
De
ce qui précède, nous pouvons conclure que le texte, le pouvoir et l'interprète
font partie de l'organisation globale de la société politique sunnite. Au
niveau de la construction du texte, nous sommes partis d'une révélation
originelle, sur laquelle se sont juxtaposées de nouvelles strates. C'est donc
par un mécanisme d'extension de plus en plus élargi qu'on est arrivé à
l'établissement final d'un canon qui dépasse, de très loin, le texte originel.
Dans cette oeuvre immense de consécration d'une référence impérative, l'action
du pouvoir politique est évidemment d'une très grande ampleur, comme nous
allons l’indiquer dans ce qui suit.
II.
Le rôle du pouvoir politique et de la masse dans la
formation de la doctrine sunnite.
N'oublions pas que c'est par une action du pouvoir que
le Coran passa du stade oral à l’écrit, mais que, au surplus, c'est le pouvoir
qui imposa l'unité de lecture du texte coranique, aussi bien sous la dynastie
ommeyade que celle des Abbassides.
Nous savons, par ailleurs, que la dynastie ommeyade a entrepris une action
de très grande envergure, non seulement pour initier ou simplement encourager
la codification de la tradition prophétique, mais également pour diriger le
savoir religieux dans le sens de ses propres intérêts dynastiques. Pour aboutir
à ce résultat, sur lequel s'édifia toute la religion sunnite, il fallait
évidemment rehausser le statut de l'interprète, comme nous l'avons indiqué
précédemment. Ce long et pénible travail d'édification de l'orthodoxie procède,
par conséquent, au sens noble du terme, d'un projet éminemment politique.
A. Le rôle de l’Empire.
La dynastie abbasside fut portée au pouvoir
par les partisans de la famille du prophète,’Âl al Baït, évincée par les Ommeyades. Contrairement aux
Ommeyades, elle bénéficie, par conséquent, d'une légitimité personnelle
quasiment sacrale. Le calife abbasside était non seulement porteur de la toge
noire du Prophète, burda, de son bâton de chef, qadhîb, de son anneau, khâtim, mais surtout il portait en lui la chair et le
sang du prophète. À ce titre, malgré les vicissitudes de l'histoire qu'elle
connut, malgré la perte de son autorité due à la concurrence d'États arabes ou non
arabes de nature militaire[4], la
dynastie abbasside incarnait le « Saint empire arabo-musulman » à qui
de nombreux Etats concurrents faisaient néanmoins allégeance. Elle prit la
défense du sunnisme contre les
dissidences religieuses et les révoltes politiques et sociales internes de
tendance chiite, comme celle des esclaves noirs, les Zanj, entre 255 et 270 de
l’hégire ou celle des Qarmates, entre 289 et les années 20 du quatrième siècle
hégirien.
L'intervention du calife abbasside dans la
défense de la « religion sunnite » a été capitale pour la
consolidation historique définitive de cette dernière. Pour ne prendre qu’un exemple, rappelons que
c’est le Calife Al-Qâdir, qui, en 409/1018, édicta un acte officiel, « a-Rissâla
al Qâdiriyya, par laquelle il fixait le dogme sunnite, celui des gens
de la sunna et des croyants majoritaires, ahl a-sunna wal jamâ‘a. Les
questions essentielles concernent l’unité de Dieu, sa souveraineté et ses
attributs, ainsi que la thèse du Coran incréé, contre les mu‘tazilites. Al
Qâdir réaffirmait, en tant que dogme, la vénération des Compagnons du Prophète,
dénigrés par les kharijites et les chiites. Il confirmait celle des Râshidûn,
les quatre califes successeurs co-législateurs de l’orthodoxie. Il condamnait
la théologie spéculative, le kalâm, sous toutes ses formes.
Il existe
donc une orthodoxie du pouvoir dont la Risâla Qâdiriyya
est un bel exemple. De grandes figures politiques, et militaires, comme Nidhâm
al Mulk, Ibn Hubaïra, Nûr a-Dîne, Saladin, se sont illustrés dans la chasse aux
hérétiques et la défense de la voie des Anciens.
L'intervention
du pouvoir vise également la production des oeuvres doctrinales majeures.
Indépendamment du fait que les Ommeyades encouragèrent la mise en circulation
de traditions prophétiques en leur faveur[5],
nous savons qu'un certain nombre d'ouvrages fondateurs du système de pensée de
l'orthodoxie sunnite furent élaborés sur l'instigation du pouvoir politique. Au
IXème siècle, l’imam Abû Yûssuf rédigea
son Kitâb al Kharâj, sur l’invitation de Harûn a-Rashîd, comme il
l’affirme lui-même dans le préambule de son ouvrage. Au XIème siècle, Juwaïni
rédigea son « Traité du dogme islamique », al ‘Aqîda
a-Nidhâmiyya fil arkân al-islamiyya, sur l’impulsion de Nidhâm al-Mulk. Il
en fit de même, dans une œuvre politico-théologique maîtresse intitulée « Ghiyâth
al ‘umam fi iltiyâth a-dhulam », essentiellement consacrée à la
théorie sunnite du Califat. Ghazâli, élève de Juwaïni, écrivit son Mustadhhirî
contre les sectes chiites partisanes de l’interprétation ésotérique du Coran, à
la demande du calife abasside al Mustadhhir. Au XIIème siècle, Ibn ‘Asâkir
participa directement au « programme de réaction sunnite[6] »
mené par le prince Nûr a-Dîne Zenkî, conquérant de Damas en 549/1154.
C'est
donc par de tels procédés dans lesquels interfèrent l'action du pouvoir et
l'action du savoir que le « Saint empire » érigea le socle doctrinal
sur lequel devait reposer aussi bien sa propre légitimité que l'ensemble des
références théologiques et politiques constitutives du sunnisme. Toutes les
théories concernant le fondement de la cité politique, la nature de
l'allégeance communautaire, les principes constitutifs de légitimation
politique, la théorie de la violence légitime, notamment la doctrine de
l'apostasie, furent élaborées dans ces conditions.
Mais, lorsque nous parlons de pouvoir, il ne
faut pas s'arrêter à la seule direction politique étatique incarnée par les
dirigeants. Il existe un plus grand Pouvoir qui tient l'ensemble, y compris les
dirigeants. Ce pouvoir invisible est celui qui, par la force des siècles,
s'élève en un système contraignant de normes, de principes, de valeurs,
s'imposant à tous les acteurs de la vie sociale, et soutenu
inconditionnellement par la masse du peuple majoritaire des croyants. C'est ce
que nous pouvons appeler l'orthodoxie de masse.
B.
L'orthodoxie de masse.
La
fonction religieuse de la masse, en islam sunnite, est aussi forte, sinon plus
forte que celle du pouvoir. La plupart du temps les deux forces se conjuguent
et travaillent de concert. Mais il arrive parfois que leur unité se brise. Il
en fut ainsi lorsque les Abbassides, depuis al Ma’mûn, puis sous le gouvernement
de ses deux successeurs al Mu‘taçim et al Wâthiq imposèrent certaines thèses
mu‘tazilites, comme celle du Coran créé. La réaction de la masse, manifestée
par un mouvement insurrectionnel quasiment permanent, contraignit le calife al
Mutawakkil à rétablir officiellement un sunnisme d'inspiration quelque peu
hanbalite. Attisées par les sermonnaires, lors des prières collectives du
vendredi, et par les « fuqahas populistes », fuqahâ al‘âmma,
les foules de croyants se livrèrent à toutes sortes de manifestations
tapageuses pour exprimer leur opposition à cette nouvelle doctrine de l'État
abbasside, que ce dernier, en réalité, n'avait adopté que pour contrecarrer les
thèses déterministes adoptées par ses rivaux ommeyades. Toujours manipulée par
ces nouveaux directeurs de conscience, la foule manifesta également pour la
défense d'un ordre moral strict et sévère, d'inspiration hanbalite. C'est ainsi que, scandalisée par l’immoralité
d’Al Qâhir et de sa cour, tellement manifestes qu'elle avait réussi à passer outre
les murailles du palais califal, les manifestations de foule obligèrent le
calife à s'astreindre au puritanisme, au moins en apparence. Il répondit à
cette exigence moralisatrice, en faisant briser les instruments de musique, en
interdisant les chanteuses publiques et en prohibant la consommation de vin[7].
Ces manifestations populistes peuvent évidemment provoquer parfois une réaction
répressive du pouvoir. C'est ce qui se produisit sous le califat du même al-Qâhir. L'agitation insurrectionnelle et rigoriste,
excitée par des sermonnaires hanbalites comme al Barbahârî, partisan d’un ordre
moral intégriste, conduisit ce calife en 323/935 à édicter un édit par lequel
il condamnait et menaçait les hanbalites pour leur anthropomorphisme, leur mise
en état d’apostasie contre les chiites, leur condamnation du rituel de
pèlerinage auprès des tombeaux des imams appartenant à la famille du Prophète.
Cette orthodoxie de masse se manifesta d'une
manière toute particulière sous les Buwaïhides, lorsque les sultans chiites de
cette famille s'emparèrent du pouvoir impérial, faisant ainsi du calife
abasside un simple figurant à caractère religieux. Les Buwaïhides pratiquèrent une
politique en faveur du chiisme, faisant inscrire sur les murs des mosquées de
Bagdad des slogans hostiles au sunnisme.
Les dynasties buwaïhides durèrent plus d’un siècle, de 334/945 à
447/1055. Mais les réactions populaires empêchèrent tout d’abord le prince
buwaïhide Mu‘iz a-Dawla d’abolir le califat sunnite, comme il semble en avoir
eu l’intention. Finalement, toujours menées par les radicaux hanbalites et
autres docteurs du peuple (fuqaha al ‘amma), elles finirent par
avoir raison de la puissance buwaïhide régnante.
Une remarque s’impose. L’orthodoxie de la masse
explique la force et la pérennité de l’islam sunnite à travers les siècles. La
politisation de la religion en devient le garant, grâce à cette omniprésence du
peuple des croyants dans la vie religieuse. Toutefois, cette orthodoxie de masse, plus forte que
celle de l’institution religieuse savante, dispose d’une énorme capacité de
rétention et de fixisme, d’où cette attirance vers le fondamentalisme
populiste, de type hanbalite, almohade, wahhabite, mawdudiste, qutbiste,
jihadiste. Cela pourrait également expliquer l’échec des révolutions
intellectuelles, comme celui du mu‘tazilisme, de l’averroïsme, du réformisme,
du modernisme. Dans les conflits entre l’ancien et le moderne, l’ancien dispose
d’un arsenal quasiment invincible.
Conclusion.
Dans toute religion, le poids des adeptes est
évidemment considérable. Aucune religion ne peut, en effet, échapper au
phénomène de politisation. Par nature, un versant essentiel de l'ordre
religieux dérive de l'ordre politique, en même temps qu'il le soutient, lui
donne force et légitimité. Ce qui est propre au sunnisme, c'est que le poids
des adeptes bénéficie d'une force particulière, en ce sens qu'il ne constitue
pas seulement un phénomène naturel, une simple donnée historique concrète, mais
qu'il a été élevé au rang des croyances religieuses elles-mêmes. Le sunnisme,
rejetant radicalement le concept d'église, a bâti sa religion sur l'idée que le
peuple majoritaire des croyants dispose d'une fonction réellement dogmatique.
C'est en effet, pour les sunnites, la masse des croyants qui fonde la légitimité
et la véracité des croyances et des canons de l'ordre religieux. Dans le
sunnisme, la masse des croyants n'est pas, comme dans les autres religions, une
force d'appoint, mais la force centrale du système religieux, au niveau de la
théorie autant qu'au niveau de la pratique. Pour ceux qui en douteraient, toute
l'histoire ainsi que l'actualité du monde musulman est là pour le prouver.
[1] Qui a vécu dans la
deuxième moitié du VIème siècle hégirien.
[2] Al Fakhr a-Râzî, Mafâtîh al
Ghaïb, éd. Dâr al kutub al ‘ilmiyya, 2000, t.2, p. 4.
[3] Consultée sur le site de
la bibliothèque électronique al-Mostafa.com.
[4] Comme les ‘Ubaïdites au Maghreb, les Fatimides au
Caire, les Zaïdites au Yémen et au Tabaristan, les Qarmates à Ammân, Bahraïn,
Yamâma, les environs de Baçra. La dynastie abbasside dut subir également la
tutelle extrêmement contraignante des Buwaïhides perse et des Seljuqides turcs.
[5] I. Goldzihern Etudes
sur la tradition islamique, Trad. Léon Bercher, Ed. Adrien Maisonneuve,
1952, p.40.
[6] N.
Elisséeff, Article « Ibn Asâkir », E.I, nouv.éd. T III, 1975, p.736.
[7] Henri
Laout, La profession de foi d’Ibn Batta,
Institut Français de Damas, 1958, p. XXXVIII.
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